vérifier

On rentre par Bassoues, par Montesquiou, Barran. Qu’importe qu’on ne voie plus très bien les créneaux sur les tours, et les torsions de la flèche, sur le clocher ? On connaît déjà ces petites villes obscures, et les hautes pierres dont elles sont fières. Il ne s’agit que de les vérifier dans la nuit, et de s’en réjouir encore obscurément.

Renaud Camus, « dimanche 3 janvier 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 12.

David Farreny, 1er août 2002
glas

Son calme apparent lui confère une irréparable gravité. Lorsqu’il dit que la condition humaine est un naufrage, une catastrophe, un péché, ses mots sont si pathétiques et si mesurés qu’on croirait entendre sonner le glas dans un traité de logique…

Emil Cioran, « Nae Ionescu et le drame de la lucidité », Solitude et destin, Gallimard, p. 382.

David Farreny, 24 juin 2005
rien

Il ne se passe rien, même quand il se passe quelque chose.

Henri Michaux, « En marge d’En rêvant à des peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 718.

David Farreny, 15 juin 2006
giflait

Près de nous, un vieux poirier tordait sa pyramide de branches, mangées de lichens et de mousses… quelques poires y pendaient à portée de la main… une pie jacassait, ironiquement, au haut d’un châtaignier voisin… tapi derrière la bordure de buis, le chat giflait un bourdon… Le silence devenait de plus en plus pénible, pour Monsieur… Enfin, après des efforts presque douloureux, des efforts qui amenaient sur ses lèvres de grotesques grimaces, monsieur me demanda :

— Aimez-vous les poires, Célestine ?

— Oui, monsieur…

Je ne désarmais pas… Je répondais sur un ton d’indifférence hautaine. Dans la crainte d’être surpris par sa femme, il hésita quelques secondes… et soudain, comme un enfant maraudeur, il détacha une poire de l’arbre et me la donna… Ah ! Si piteusement ! Ses genoux fléchissaient… sa main tremblait…

Octave Mirbeau, Le journal d’une femme de chambre, Gallimard, p. 85.

Cécile Carret, 11 mars 2007
régression

Je sais bien : La fatigue, la nuit, le repos, le silence… Éluard, le passé, l’alexandrin, le nombre. Nous ne pouvons même pas prétendre, à l’instar de Pascal, que le disposition des matières est nouvelle. Dirons-nous que la nouveauté serait un sens encore trop fort, pour aujourd’hui du moins ? Ce n’est pas de nouveauté que nous avons soif, tous les deux, mais de retour en arrière, au contraire, de régression, d’arrêt sur des images heureuses, qui pourtant nous ravagent. Pas d’issue. Le téléphone n’a pas sonné du tout, cette fois. C’est de nouveau la nuit. Deuxième nuit blanche. Continuer, continuer, surtout ne pas laisser la réalité de la douleur s’échapper de ce lacis de mots où nous essayons de l’enserrer, le regret subvertir ce glacis de phrases que nous tâchons d’opposer à son avance, l’humeur noire submerger les paragraphes qui s’éreintent et s’érigent à la contenir. Il suffit de ne pas relâcher un seul instant la maniaque emprise de la ligne, des caractères qu’elle met en bon ordre, de la main qui les accouche. Rester coûte que coûte à la table, puisque le lit ne voudrait de nous, de toute façon, que pour nous tordre et nous tourner et retourner, et nous torturer de questions, lui aussi, de suggestions impraticables, de reconstitutions hallucinées et de ressassements impuissants. Si ce remède de cheval allait être pire que le mal, pourtant ?

Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., pp. 36-37.

Élisabeth Mazeron, 7 fév. 2009
sac

On dispute à l’obscurité, au froid, à la facilité qu’il y aurait à ne pas se soucier de savoir le peu de chaleur, la médiocre clarté qu’enferme un sac de peau. On repousse l’invite de la terre qui n’arrête pas de nous tirer à elle, de vouloir de toute sa masse qu’on abandonne, qu’on s’affale comme un sac, inerte, oublieux, chose étendue parmi les choses étendues dont sa surface est jonchée.

Mais il y a le temps, la coulée diaphane où dérivent les choses, où tournoient la neige, les soleils, où nous aurons passé, tous, mais successivement, le second en premier lieu, puis le premier quand un enfançon s’ébroue dans la lumière. Et ça, on n’est pas de force à s’y opposer, aurait-on la puissance de cent mille chevaux, la hauteur des collines, des siècles à durer.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 162-163.

Élisabeth Mazeron, 18 juin 2010
décision

Chaque soir, depuis une semaine, mon voisin de chambre vient lutter avec moi. Je ne le connaissais pas et, d’ailleurs, je ne lui ai pas encore parlé jusqu’à présent. Nous n’échangeons que quelques exclamations qu’on ne peut pas appeler « paroles ». C’est « Allons-y » qui ouvre le combat, « Canaille » gémit parfois l’un de nous sous l’étreinte de l’autre, « Ça y est » accompagne un coup inattendu, « Cessez » signifie la fin, mais on continue un petit moment à se battre. Le plus souvent, il fait même encore un bond de la porte dans la chambre, et me donne un tel coup que je tombe. Puis il me souhaite le bonsoir de chez lui, à travers la cloison. Si je voulais renoncer définitivement à mes rapports avec lui, il me faudrait donner congé, car fermer la porte ne sert à rien. Un jour que j’avais fermé la porte parce que j’avais envie de lire, mon voisin l’a fendue à la hache, et comme il abandonne difficilement une décision prise, la hache devenait même un danger pour moi.

Je sais m’adapter. Comme il vient toujours à heure fixe, j’entreprends un travail facile que je puis interrompre sur-le-champ si c’est nécessaire. Par exemple, je range une armoire, ou bien j’écris quelque chose, ou bien je lis un livre sans intérêt. Je suis bien obligé de m’arranger de cette façon puisque, dès qu’il se montre à la porte, il me faut tout laisser là, fermer sans délai l’armoire, laisser tomber le porte-plume, jeter le livre, il veut uniquement se battre, rien que cela.

Franz Kafka, « Chaque soir, depuis une semaine… », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 269.

David Farreny, 3 déc. 2011
merles

La mort est claire dans le ruisseau

et sauvage dans la lune

et claire

comme le soir venu l’étoile frémit

étrangère devant ma porte

la mort est claire

comme le miel en août

aussi claire est cette mort

et elle m’est fidèle

quand arrive l’hiver

oh Seigneur

envoie-moi une mort

que j’aie froid

et que la langue me vienne dans la mer

et près du feu

Seigneur

La mort dans la nuit attaque le tronc d’arbre

et le sommeil de quelques merles

dans les obscurités.

Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer, La Différence, p. 63.

David Farreny, 26 juin 2012
beauté

Mon amie avait toujours qualifié les autres de beaux – c’était le premier être à qui, intérieurement, j’appliquais ce mot. Je n’échangeais jamais avec lui d’autres mots que ceux des saluts, des commandes et des remerciements ; il ne parlait pas aux clients, ne disait que le strict nécessaire. Sa beauté venait d’ailleurs moins de son aspect que d’une attention constante, d’une vigilance aimable. Jamais on n’avait besoin de l’appeler ni même de lever le bras : debout dans le coin le plus reculé de la salle ou du jardin, où il s’installait quand il avait un moment de liberté, et rêvant apparemment à quelque lointain, il embrassait tout le secteur du regard et suivait la moindre mimique, la prévenait même, incarnant l’image de la « prévenance » d’une autre manière que le ferait l’idéal d’un manuel de savoir-vivre. […] Curieux aussi le soin avec lequel il traitait les objets les plus ordinaires ou les plus détériorés (il n’avait pratiquement que de ceux-là à l’auberge) : la façon dont il vérifiait le parallélisme des couverts de fer-blanc, dont il essuyait le bouchon en plastique du flacon de condiment. Une fois, il se tenait debout, en fin d’après-midi, dans la pièce nue et vide, regardant, immobile, devant soi, puis il se dirigea vers une niche éloignée et eut pour la carafe qui s’y trouvait un geste tendre qui emplit d’hospitalité la maison tout entière.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 177.

Cécile Carret, 21 sept. 2013

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