volume

Il y a le triste édifice où nous étions enfermés, octobre au carreau, le soin prolongé de l’étude et puis, au cœur de la situation, au sein d’un volume imprimé, la porte ouverte sur la forêt des possibles, l’or inépuisable des visions.

Pierre Bergounioux, « La voix du bois », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 65.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
souvenir

Il y a une nuit irrésistible au fond de l’homme. Chaque soir les femmes et les hommes s’endorment. Ils sombrent en elle comme si les ténèbres étaient un souvenir.

C’est un souvenir.

Les hommes croient parfois qu’ils s’approchent des femmes ; ils regardent l’expression de leur visage ; ils tendent leurs bras vers leurs épaules ; ils retournent vers leur corps chaque soir et ils se couchent contre leur flanc ; ils ne s’endorment pas davantage ; ils ne sont que les jouets de la nuit, menés en laisse par la scène invisible qui les a engendrés et qui porte son ombre partout et sur tout.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 140.

Élisabeth Mazeron, 14 déc. 2003
mobiles

Il y aura un plaisir supplémentaire à triompher et à s’enivrer de ce dont la plupart s’ennuient. Pour lire les Classiques, tous les mobiles sont bons, car ils ne trompent, n’abusent, ni ne déçoivent ; on peut donc déjà recommander de les lire par vanité.

Roland Barthes, « Plaisir aux classiques », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 57.

David Farreny, 11 sept. 2004
pédalo

Sur deux hauts tabourets non contigus, un couple désemparé, assis au bar, affalé plutôt, oreilles dans la paume de la main, coudes repliés, nez sur les verres, était trop las pour échanger encore les arguments flaccides d’une dispute éculée, filée au long d’un week-end raté. Une femme un peu ample, un peu blonde, un peu pas jeune, contemplait de sa caisse à travers les grandes baies nues, arrondies, le gris panorama et elle répétait pour elle-même, à de réguliers intervalles : « Ah non, ce temps, j’vous jure… » J’ai acheté là quelques cartes postales racornies, aux couleurs « faites main ». Je les ai maintenant sous les yeux. Elles rendent bien l’esprit du lieu. La salle à manger de l’hôtel, légèrement tremblée comme par un soupçon que peut-être on ne dort pas, est vraiment une vision de cauchemar. Mais la Promenade en pédalo sur le lac (circa 1953) fouaille mieux encore la mémoire hallucinée. Le pédalo est flanqué à chaque bord par la haute silhouette d’un cygne de bois, au bec orange dont l’orange glisse un peu vers les sapins du fond. La souriante promeneuse — et pourtant elle sait, cette femme sait quelque chose, et moi d’elle, de ses malheurs vers 1961 — a un chemisier bleu, son ami une chemisette verte et les cheveux très calamistrés. Passe à l’arrière-plan, sur l’embarcadère blanc du Chalet de la Plage, une jeune famille d’au moins cinq enfants. La plus jeune des petites filles porte une jupe du même vert cru que la chemisette du si bien coiffé pédaleur. On sent qu’on se battra pour elle, à la sortie de bals de village, les samedis soirs.

Renaud Camus, Buena Vista Park, Hachette/P.O.L., pp. 63-64.

David Farreny, 30 juil. 2005
culbutée

« Donc cette Déjanire… », et Georges : « Virginie », et Blum : « Quoi ? », et Georges « S’appelait Virginie ». Et Blum : « Beau nom pour une putain. Donc cette virginale Virginie haletante et nue, ou plus que nue, c’est-à-dire vêtue — ou plutôt dévêtue — d’une de ces chemises qui n’ont sans doute été inventées que pour permettre aux mains emprisonnées de glisser par-dessous sur la liquide tiédeur du ventre, se retrousser, remonter jusqu’aux seins, s’accumulant en replis, une soyeuse écume, au-dessus des hanches de façon à dénuder, présenter — comme ces étalages de boutiques de luxe où les objets précieux, délicats et fantastiquement chers sont exposés dans un bouillonnement de satin — cette bouche cachée, secrète — : femme non pas simplement étendue mais renversée, culbutée, dans le sens précis, mécanique du terme, c’est-à-dire comme si son corps avait effectué une demi-rotation à partir de cette attitude ancestrale dans laquelle elle s’accroupit pour satisfaire ses besoins — parce qu’elle ne dispose que d’une position pour les satisfaire tous, celle-ci : les jambes repliées, les cuisses pressées contre les flancs, les genoux venant toucher les ombreuses aisselles — mais maintenant comme si le sol avait basculé, l’envoyant à la renverse, telle quelle, sur le dos, présentant maintenant non pas à la terre mais vers le ciel comme dans l’attente d’une de ces fécondations légendaires, de quelque teintante pluie d’or, ses fesses jumelles, cette nacre, ce buisson, cette éternelle blessure ruisselant déjà avant d’être forcée et si impudiquement offerte qu’elle semble attendre un acte d’une précision et d’une nudité sinon chirurgicale comme le suggère l’idée de quelque chose qui perce, pénètre, s’enfonce en crissant dans l’étroite chair, du moins presque médical en ce sens qu’il (l’acte en soi, physique, dénudé, débarrassé de son aspect passionnel) relève évidemment du domaine physiologique : d’où l’abondance, la variété de cette imagerie équivoque où le clystère sert de prétexte à d’innombrables variations sur le thème de l’introduction d’un objet non seulement dur mais capable de répandre, projeter avec violence hors de lui et comme un prolongement liquide de lui-même cette impétueuse laitance, ce jaillissement, ce… »

Et Georges : « Mais non !… »

Claude Simon, La route des Flandres, Minuit, p. 179.

Guillaume Colnot, 11 août 2005
confirme

Jadis en Argentine, il m’est arrivé de naviguer sur le haut Parana — fleuve aux méandres largement étalés — accueillant en moi avec un sentiment de tension atroce des paysages que chaque tournant du cours d’eau renouvelait — comme s’ils avaient pu m’affaiblir ou me rendre plus puissant, et ce n’est pas autrement que, durant les longues années de mon travail littéraire, je scrutais du regard le monde, cherchant à savoir si mon Temps me confirme ou au contraire m’abolit.

Witold Gombrowicz, Journal (2), Gallimard, p. 519.

David Farreny, 3 mars 2008
paquet

Le paquet de copies est là ; il me regarde, je le regarde, on se regarde. C’est un moment d’intense désir.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 50.

Cécile Carret, 4 mars 2010
défaut

Toute allégresse a son défaut

       Et se brise elle-même.

Si vous voulez que je vous aime,

       Ne riez pas trop haut.

Paul-Jean Toulet, Les contrerimes, Gallimard.

David Farreny, 23 août 2011
passer

La fille était dans la même position que lui, je ne pouvais pas faire autrement que de voir son pubis, et j’ai été content de remarquer que sa conformation ne me convenait pas, j’avais acquis des goûts pointus dans ce domaine, avec le temps, ou peut-être que je me racontais des histoires, que c’était un prétexte, qu’importe, mon désir était en train de passer et du reste j’avais l’impression, soudain, d’avoir fait le tour de la question.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 24.

Cécile Carret, 26 sept. 2011
répétition

La rêverie redonne aussi sa dignité à la notion, en général connotée négativement, de répétition – le sens de l’habitat, dont poètes et rêveurs sont les détenteurs privilégiés, ne se nourrit-il pas essentiellement, d’ailleurs, de rituels ? L’écrivain Serge Rezvani s’inscrit en faux : « Tout commence là où d’ordinaire on croit que cela s’arrête. » Habitant depuis plus de quarante ans la même petite maison nichée au creux d’un vallon enchanteur dans la forêt des Maures, aimant depuis plus de cinquante ans la même femme – la Danièle, ou « Lula », que ses livres célèbrent inlassablement –, il vante « les surprises de la répétition », écrivant : « Le cœur, les poumons, les viscères, la veille et le sommeil de notre cerveau, le désir et son assouvissement, la faim, la soif, ainsi que les rythmes de la marche… non, rien n’échappe à la répétition ! Et ce n’est que par la répétition et ses variations que nous pouvons juger de notre présence au réel. Même l’amitié se fortifie de la répétition et de ses jeux variés. Et bien sûr l’amour-passion dont le déploiement peut vous entraîner de surprise en surprise, ainsi qu’il est dit des “forêts enchantées” dont on ressort, après y avoir erré mille ans, sans avoir soi-même vieilli. »

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 34.

Cécile Carret, 1er mai 2012
écrivain

L’écrivain est l’homme le plus insignifiant au monde. Il est vide, complètement vide. Sa consistance se trouve dans ses livres.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 168.

Cécile Carret, 22 juin 2013

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer