technique

Disons que ce que l’on appelle poème est précisément une technique linguistique de production d’un type de conscience que le spectacle du monde ne produit pas ordinairement.

Jean Cohen, Structure du langage poétique, p. 196.

David Farreny, 24 mars 2002
fonds

Est-ce moi, tous ces visages ? Sont-ce d’autres ? De quels fonds venus ?

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 320.

David Farreny, 13 avr. 2002
inquiétude

Il faut que l’inquiétude subsiste.

Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 507.

David Farreny, 30 juin 2002
au-delà

Là-dessus, le Père Ubu, qui n’a pas volé son repos, va essayer de dormir. Il croit que le cerveau, dans la décomposition, fonctionne au-delà de la mort et que ce sont ses rêves qui sont le Paradis.

Alfred Jarry, « lettre à Rachilde (28 mai 1906) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 617.

Guillaume Colnot, 28 janv. 2006
peur

Au sommet du col, entre quelques maisons de bois délabrées, une trentaine de villageois dansaient dans la boue au son d’une musique aigrelette. Ils tournaient lentement sous la pluie qui noyait ces collines touffues, se tenant par le coude ou par la manche de leurs vieux vestons noirs rapiécés à la ficelle. Leurs pieds étaient entourés d’emplâtres de jute ou de chiffons. Nez crochus, méplats bleus de barbe, visages de tueurs. Le gros tambour et la clarinette ne se pressaient pas mais ne marquaient aucune pause. Une sorte de pression montait. Personne ne disait mot et j’aurais bien préféré qu’ils parlent ; la controverse, même irritée, m’apparaissait soudain comme la plus paisible des occupations. J’avais l’impression déplaisante qu’on chargeait méthodiquement un fusil par la gueule. Le village rival, s’il existait quelque part dans cette jungle brumeuse, ferait bien de ne dormir que d’un œil.

La musique elle aussi n’était que menaces et coups de fléau. Quand nous tentions d’approcher pour mieux voir les instruments, une houle d’épaules et d’échines tendues nous repoussait vers l’extérieur. Personne n’avait répondu à notre salut ; on nous ignorait complètement. J’avais l’enregistreur sur l’épaule mais cette fois-ci je n’osai pas m’en servir. Au bout d’une heure, nous sommes redescendus vers le brouillard qui couvrait la mer Noire.

Il est temps de faire ici un peu de place à la peur. En voyage, il y a ainsi des moments où elle survient, et le pain qu’on mâchait reste en travers de la gorge. Lorsqu’on est trop fatigué, ou seul depuis trop longtemps, ou dans l’instant de dispersion qui succède à une poussée de lyrisme, elle vous tombe dessus au détour d’un chemin comme une douche glacée. Peur du mois qui va suivre, des chiens qui rôdent la nuit autour des villages en harcelant tout ce qui bouge, des nomades qui descendent à votre rencontre en ramassant des cailloux, ou même, peur du cheval qu’on a loué à l’étape précédente, une brute vicieuse peut-être et qui a simplement caché son jeu.

On se défend de son mieux, surtout si le travail est en cause. L’humour, par exemple, est un excellent antidote, mais il faut être deux pour s’y livrer. Souvent aussi, il suffit de respirer à fond et d’avaler une gorgée de salive. Quand cela demeure, on renonce alors à entrer dans cette rue, dans cette mosquée, ou à prendre cette photo. Le lendemain, on se le reproche romantiquement et bien à tort. La moitié au moins de ces malaises sont – on le comprend plus tard – une levée de l’instinct contre un danger sérieux. Il ne faut pas se moquer de ces avertissements. Avec les histoires de bandits et de loups, bien sûr, on exagère ; cependant, entre l’Anatolie et le Khyber Pass il y a plusieurs endroits où de grands braillards lyriques, le cœur sur la main, ignorants comme des bornes, ont voulu à toute force se risquer, et ont cessé de donner de leurs nouvelles. Pas besoin de brigands pour cela ; il suffit d’un hameau de montagne misérable et isolé, d’une de ces discussions irritées à propos d’un pain ou d’un poulet où, faute de se comprendre, on gesticule de plus en plus fort, avec des regards de plus en plus inquiets jusqu’à l’instant où six bâtons se lèvent rapidement au-dessus d’une tête. Et tout ce qu’on a pu penser de la fraternité des peuples ne les empêche pas de retomber.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 106.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
chat

Crab ne pourrait pas avoir de chat. Je suis beaucoup trop indépendant, dit-il.

Éric Chevillard, Un fantôme, Minuit, p. 119.

David Farreny, 3 mars 2008
regarde

Mardi – Quels fragments de paysage pourraient être transportés ailleurs, dans une ville inconnue, sans que la tricherie transparaisse ? Les immeubles et les trains ont ce matin des allures de puzzles et leurs pièces se retournent sous nos yeux. […]

Mercredi – Le bus peine à sortir de ma tête. Il fait si beau et je ne vois rien de ce que voient les voyageurs. Passons devant l’hôpital où un homme âgé, vêtu d’un pyjama à rayures, nous regarde debout du couloir, dans l’embrasure.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 27.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
rougit

Ce qui fait la dignité des êtres humains, c’est leur capacité à s’élever au-dessus des passions nées de l’égoïsme et à se placer sous l’empire de la loi morale. Il y a un abîme, autrement dit, entre le respect de soi et l’autosatisfaction. L’humanité n’est pas agréable : elle terrasse la présomption, elle humilie les penchants, elle est la part de nous-même qui rougit de nous-même. Or, scande l’époque, il ne faut plus avoir honte : la rougeur n’est pas l’afflux de l’humain, mais un symptôme pathologique.

Alain Finkielkraut, « Sauve qui peut le respect », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 252.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
trancher

Oraliser le poème, le lire en public à voix haute, m’est devenu possible, mais cela n’allait pas de soi, et n’est aucunement devenu une nécessité. Le poème reste d’abord une musique mentale, pour l’oreille interne. La page est sonore et silencieuse à la fois, une sorte de musique d’œil où j’entends parfaitement rythmes et sons. On peut ajouter que lire à voix haute force à trancher entre des propositions que la page laissait simultanément libres. En lisant, j’impose telle connexion de sens, alors que l’écrit me permettait de le laisser flottant. La même question se pose pour la traduction du poème en une autre langue. Si j’écris « la vie / dure », la voix ou le traducteur devra trancher entre verbe et adjectif, alors que l’écrit cumule les deux possibilités. Cette question de l’épaisseur du simple m’intéresse depuis longtemps.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 31.

Cécile Carret, 4 mars 2010
cassable

Je ne souhaite la mort de personne, mais pour Z., il serait temps de disparaître, en beauté ; comme j’ai dit à S., « elle n’a pas su blanchir » (comme tant de blondes). Elle en est au toupet roux et aux fausses dents. Elle se minéralise, de plus en plus cassable.

Paul Morand, « 1er janvier 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 10.

David Farreny, 7 août 2010
amoureux

Mais en attendant, il le considère. Le considère longuement. Le considère tant, toutes les heures suivantes et presque malgré lui, qu’une émotion de modèle et de format inconnus semble à sa vue s’emparer de lui. C’est un ravissement attentif, émerveillé, prévenant, rajeunissant, tension sans dévoltage qu’à ce jour il n’a éprouvée avec personne et dont il vient à se demander en fin de journée s’il ne s’agirait pas d’un affect dont il n’a qu’entendu parler sans y prêter attention jusque-là, un sentiment difficile à définir, comment trouver l’expression juste. Un état, risquons le mot, va pour amoureux.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 154.

Cécile Carret, 17 oct. 2010
France

Revoir la France.

C’est d’abord l’odeur javellisée des camionnettes qu’on dépasse. Les bâches vert Véronèse des mêmes camionnettes et la belle couleur de la publicité Olida ou Saint-Raphaël qui frappe. Ensuite c’est la largeur de la campagne. Étendue dans laquelle cet effort crispé pour l’ordonnance des maisons et des jardins – qui gêne en Suisse – n’est pas nécessaire parce que les villages – même morts, même bâclés – ne peuvent rien contre l’ordre puissant des paysages. Il y a une part de générosité dans l’anarchie, une part positive qui me frappe bien plus que la négative. Ici en tout cas. En retrouvant la France, cette France à la Courbet qui s’étend de Poligny à Dijon, les mots « suc » et « durée » me venaient sous la langue.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 60.

Cécile Carret, 18 juin 2012
profonde

Gêné, dans ma lecture, par deux bonnes femmes, l’une, volumineuse, blondasse, dont j’apprendrai incidemment qu’elle est vendeuse au Printemps, l’autre, la soixantaine sèche, imperceptiblement dérangée. Elles évoquent à très haute et intelligible voix leurs recettes de santé, tremper ses ongles dans l’huile d’olive, manger du chocolat, je ne sais quoi encore. Vaguement attristé de l’étroitesse, de la tristesse de leur vie et, en même temps, stupéfait de la perfection de la communication, entre elles, de l’identité profonde des présupposés, des vues, des soins, des buts. Elles ne se connaissaient pas — elles le diront — mais habitent, chacune de son côté, le même univers, si bien que la totalité des propositions qu’elles énoncent se rencontrent, coïncident miraculeusement.

Pierre Bergounioux, « vendredi 11 janvier 2002 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 185.

David Farreny, 23 fév. 2024
sel

Ce sont les théoriciens de la « valeur » et autre « fétichisme » de la marchandise qui ont fini par faire accroire aux esprits influençables la dimension mystique et aliénante de ce bien matériel — et, par là, renforcé le sentiment chrétien que, pour une âme, avoir revient à pécher contre son être. S’épuisant à fournir la preuve de l’inexistence de Dieu, le libre penseur prouve qu’il est tout sauf un esprit libre, de même, à vouloir déceler dans la marchandise je ne sais quelle trace de substance métaphysique diabolique, le libertaire s’en fait le théologien. Il ne comprend pas que le drame des humains d’aujourd’hui n’est pas de se sentir étrangers à eux-mêmes, perdus au milieu des marchandises, mais, au contraire, de ne pas pouvoir réellement s’oublier dans ces objets faits par eux et pour eux, à leur image et conformes à leurs désirs. Il ne comprend pas, surtout, que s’ils s’inventent des besoins c’est pour entretenir leur insatisfaction, le sel même de leur vie.

Frédéric Schiffter, « 36 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024

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