laissera

On part après-demain matin. On m’a cassé la dent qui me sinusitait. La moitié est restée dans la mâchoire, et comme on n’a pas de chien, c’est elle qui restera vigilante la nuit, et le jour elle m’empêchera de me laisser aller. Participation avec la nature, admiration coulante, n’y comptons pas. Elle ne laissera passer que le très bon, le solide. Il en sera de même, d’ailleurs, pour les ennuis et les dangers.

Tout de même, il faut que je puisse la tenir en échec.

Elle est forte de sa poche à pus.

Bien, mais j’emporte un bistouri, moi.

Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 206.

David Farreny, 22 mars 2002
dit

Aurait-il fallu lui parler, à ce garçon mécanique ? Lui dire ce que j’aurais souhaité, qu’il me caresse ici ou là, qu’il m’embrasse et me laisse l’embrasser, qu’il m’offre un moment sans but, dans la pure effusion de la peau, au lieu de me seriner sans parole mais par tous les moyens qu’il fallait que je l’encule dans les plus brefs délais, et qu’il n’y avait pas lieu à tergiversations ? Mais non, parler n’aurait servi à rien. Le comportement sexuel, c’est vraiment la vérité de l’être. Le corps dit dans l’amour ce que l’esprit ne peut entendre, et ce qu’il n’entreverra jamais — pas avant une très profonde révolution culturelle et psychologique qui prendrait des années, si tant est qu’elle ait une chance de survenir.

Renaud Camus, « lundi 16 décembre 1996 », Les nuits de l’âme. Journal 1996, Fayard, p. 288.

Élisabeth Mazeron, 5 fév. 2004
surcroît

Est-ce qu’une sonnerie de téléphone ou une mouche ne risquent pas d’arracher quelqu’un à sa lecture au moment précis où toutes les parties constituantes convergent vers l’unité d’une solution dramatique ? Et que se passera-t-il si le lecteur voit son frère, supposons, entrer dans sa chambre pour lui dire quelque chose ? La noble tâche de l’écrivain est gâchée à cause d’un frère, d’une mouche ou d’un téléphone. Pouah, vilaines mouches, pourquoi vous attaquer à une race qui n’a plus de queue pour s’en débarrasser ? Considérons ceci de surcroît : cette œuvre unique et exceptionnelle que vous avez élaborée, ne fait-elle pas partie d’un ensemble de trente mille autres, non moins uniques, qui paraissent chaque année avec régularité ? Détestables parties ! Devons-nous construire un tout pour qu’une parcelle de partie de lecteur absorbe une parcelle de partie de cette œuvre, et encore partiellement ?

Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 105.

Cécile Carret, 13 mai 2007

Tu conservais tes agendas des années passées. Tu les relisais quand tu doutais d’exister. Tu revivais ton passé en les feuilletant au hasard, comme si tu survolais une chronique de toi-même. Il t’arrivait de trouver des rendez-vous dont tu ne te souvenais plus et des gens dont les noms, écrits de ta main, ne t’évoquaient rien. La plupart des événements te revenaient cependant en mémoire. Tu t’inquiétais alors de ne pas te souvenir de ce qu’il y avait entre les choses écrites. Tu avais aussi vécu ces instants. Où étaient-ils passés ?

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 30.

Cécile Carret, 22 mars 2008
méditer

Il faut de moins en moins écrire et bientôt ne plus écrire du tout. L’écriture est contraire à la méditation. Ta paresse à méditer s’appuie sur ce que tu comptes te délivrer à demi en écrivant.

Pierre Drieu La Rochelle, « Journal 1944-1945 : 8 janvier », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 74.

Élisabeth Mazeron, 20 juin 2009
foule

Le dernier des hommes, plongeant dans la foule, entre dans un monde où la disparition n’est pas une cause d’inquiétude, où elle n’est plus la mort, ni même l’absence ; elle est ressentie comme un battement de cil dans la vision ; elle est chaque fois comme l’enlèvement d’un obstacle, à peine aurait-il surgi : ce visage, ce regard une seconde rencontré, ces façades où toutes les ombres basculent au passage…

Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, pp. 41-42.

David Farreny, 7 août 2009
automne

Le sentier venait de sortir à ciel ouvert et de retrouver le bord du lac, la lumière grise de la surface. Dans l’eau, les pentes de la montagne s’emboîtaient dans leur propre reflet comme dans un jeu de construction merveilleux qui faisait hésiter sur le niveau réel de la surface. Le ciel, d’un gris très clair, semblait collé au fond comme une lentille. Tout en bas de ce retournement vertigineux, on voyait l’antenne de la station de transmission qui permettait aux habitants de l’Altefrau de bénéficier de la télévision et qui arrosait les vallées et les zones montagneuses.

Il y avait un silence énorme, une humidité froide. Des nuages fins comme une gaze salie recouvraient les sommets. On sentait à l’œuvre cette immobilité du temps propre à l’automne, ce pourrissement propre à l’automne, les plantes s’exténuant doucement sous la roche.

Dominique Barbéris, Beau Rivage, Gallimard, p. 70.

David Farreny, 16 août 2010
aimer

Mais ça n’a rien à voir avec sa jupe. Si, quand même. Pour moi, si. Peu importe, je sais ce que j’aime, sa jupe. Elle aussi, sinon elle l’aurait pas achetée. Donc nous aimons la même jupe. Donc à travers la même jupe nous nous aimons. Donc je l’aime. Tu charries. Non. Une femme comme elle qui aime comme moi une jupe imprimée de fleurs aussi belles est forcément digne, je veux dire destinée à être aimée par un type comme moi. Autrement dit, si j’aime ce qu’elle aime, elle devrait normalement m’aimer.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 67.

Cécile Carret, 4 mars 2012
correspondances

À mes yeux, un livre, ou même un simple article de presse, n’est pas terminé une fois publié : il attend qu’on le cite ou qu’on l’exhume à propos, et surtout qu’on le mette en relation avec d’autres, afin de faire jaillir de nouvelles étincelles de sens ; avec d’autres, et en particulier avec des écrits relevant d’autres catégories que la sienne. […] Au-delà de ses nombreux inconvénients, la position de non-spécialiste a l’avantage d’offrir un point de vue depuis lequel on peut plus facilement déceler des correspondances entre des domaines qui semblaient sans rapport.

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 18.

Cécile Carret, 1er mai 2012
chœur

Les heures ne cardaient leur laine et la rivière

                            ne coulait sous les ponts

que pour sonner en moi, au chœur de l’éphémère,

                            les voix et les répons.

Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 212.

David Farreny, 2 juil. 2013
surdité

Qui peut écrire comme ça, aujourd’hui, sachant que le théâtre des opérations est devenu quasi insignifiant, notamment sur le plan de la langue ? La perte du sentiment de la langue, quoi qu’on en dise, produit une déperdition littéraire : la surdité est culturelle, l’aveuglement, idéologique.

Richard Millet, « 25 décembre 1999 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 24 avr. 2024

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