immoralité

Nous appelons escroc le joueur qui a trouvé le moyen de jouer à coup sûr ; comment nommerons-nous l’homme qui veut acheter, avec un peu de monnaie, le bonheur et le génie ? C’est l’infaillibilité même du moyen qui en constitue l’immoralité, comme l’infaillibilité supposée de la magie lui impose son stigmate infernal.

Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Robert Laffont, p. 256.

David Farreny, 22 mars 2002
perte

Peut-être est-ce celle-là, la vraie perte qu’implique mon âge, notre âge, autrement plus grave, si elle se vérifiait, que celle que je craignais : non pas de la capacité de faire l’amour, de séduire, de plaire, de jouer un rôle dans la ronde du désir, mais d’être amoureux sans arrière-pensées, passionnément, sans ironie, sans être tenté de se moquer un peu de soi-même, et de l’autre…

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 277.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
auget

Devant l’étagère à livres. Je m’en sortis un dont la couverture illuminait à peu près convenablement ma face ; dos de cuir vert foncé avec étiquette vert clair : “J.A.E. Schmidt, Manuel de la langue française, 1855”. Je l’ouvris au hasard page 33 : “Auget = petit canal de planche où l’on enferme le saucisson de poudre” – je me pinçai la cuisse pour m’assurer de mon existence : saucisson de poudre ? ? ! ! (et de toute ma vie, cet “auget” je ne l’oublierai plus ; c’est une punition que d’avoir une mémoire en acier trempé !).

Arno Schmidt, « Un météore en été », Histoires, Tristram, p. 84.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
carrosse

Le cobalt commence à brûler. Cou en sang. Tonne de pommade. Plus moyen d’avaler. On doit me broyer la viande. Purée. Nuits difficiles, assis, comme dans un carrosse en route vers l’autre nuit, l’autre noir. Qui sait ?

Georges Perros, « L’ardoise magique », Papiers collés (3), Gallimard, p. 319.

David Farreny, 27 mars 2012
perpétrer

Et ces deux qui glissent comme des voleurs ? Qui gagnent sur la pointe des pieds la pénombre de leur chambre à coucher ? Pourquoi des gestes si furtifs ? Pourquoi cette honte ? Ces secrets ? Pourquoi, en résumé, a-t-on pris l’habitude d’aller se cacher pour baiser ? Quand on a la conscience tranquille, on ne cherche pas à se dissimuler… Il doit y avoir autre chose. D’autres causes, une autre raison… Reprenons Schopenhauer : si les amants, nous dit-il, semblent gênés de ce qu’ils vont faire, s’ils sont en effet honteux, ce n’est pas tant, comme on le croit, à cause des pauvres cochonneries auxquelles ils vont se livrer dans le noir, que parce qu’ils s’apprêtent malgré eux à perpétrer un mauvais coup, voilà pourquoi ils n’ont pas la conscience tranquille…

Etc., etc. Le péché ne serait donc pas dans l’acte lui-même mais dans sa conséquence reproductrice ? Et tout le monde le saurait sans vouloir le reconnaître ? La culpabilité, les sentiments d’angoisse, proviendraient de la transgression d’une injonction morale, certes, mais pas du tout celle qu’on croit ? Et par conséquent il n’y aurait pas d’acte plus élevé, plus moral, que celui consistant à s’abstenir de se prolonger ? D’où s’expliqueraient aussi les tentatives acharnées à travers les siècles pour essayer de prouver le contraire en pénalisant l’acte lui-même afin de resanctifier ses effets ?

Etc., etc.

Philippe Muray, Postérité, Grasset, pp. 407-408.

David Farreny, 6 déc. 2012
s’amarrer

Ce peut être souvent une source de grand plaisir que de penser à soi, dans la solitude, et de se créer un monde de son propre cœur ; toutefois, ainsi, l’on travaille sans s’en aviser à une philosophie pour laquelle le suicide a peu de prix et est autorisé. C’est pourquoi il est bon de s’amarrer au monde par le moyen d’une jeune fille ou bien d’un ami, afin de ne pas sombrer complètement.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 155.

David Farreny, 23 oct. 2014
goût

Séparées à la naissance, ces jumelles se retrouvèrent à l’âge de 40 ans grâce à un dossier conservé par les services sociaux. Et là, grande émotion, si elles ne se ressemblaient en rien au physique, elles se découvrirent avec stupeur un goût commun pour la musique, les voyages et le cinéma !

Éric Chevillard, « vendredi 29 avril 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 29 avr. 2016
pourtant

Je suis confuse. Comme d’habitude. Je sens que je ne veux rien et ça me culpabilise. Je ne veux pas vivre debout, ou bien j’en suis incapable ; je veux dormir. Je suis aveugle à la réalité et aux autres. Voici la conclusion définitive. Je sais que Dieu n’existe pas (c’est un problème qui n’existe pas), il n’y a pas de vie future, il n’y a rien, je ne m’interdis rien, pourtant je ne fais rien. C’est ma seule possibilité de vivre. Une fois, c’est tout. Pourtant je ne fais rien.

Alejandra Pizarnik, « samedi 18 juillet 1959 », Journaux 1959-1971, José Corti, p. 28.

David Farreny, 24 fév. 2024
catafalque

Je bois. À cause de quoi ? me demanderez-vous. Un regard trop sobre sur la réalité. Je suis vieux – j’ai les cheveux filasse et les dents jaunasses – et la vie est jeune, donc il faut me laver, comme une tache, m’effacer avec de la vodka. C’est tout.

Comment je commence mes matinées ? Levé de bonne heure, je vais au croisement et j’attends. Comme un chasseur à l’affût. Assez vite, ou parfois pas vite du tout, d’un côté ou de l’autre du carrefour apparaît une carriole remplie de caisses en bois. Dedans, bien fermé sous du verre et des bouchons, il y a de l’alcool. Je sors de mon immobilité et je suis la carriole, où qu’elle aille, jusqu’à l’arrêt et le déchargement. Voilà qui vous donne l’impression de marcher d’un pas solennel derrière un catafalque portant vos propres cendres.

Sigismund Krzyzanowski, Rue Involontaire, Verdier, p. 14.

Cécile Carret, 12 mai 2024

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