En tout cas, il y a eu un temps où j’avais bien vivant dans ma tête un stock passionnel et très simple de matériaux, substance de mon expérience, destiné à être amené par l’expression poétique à une clarté et à une détermination organiques. Et, imperceptiblement mais inévitablement, chacune de mes tentatives se rattachait à ce fonds et, si extravagant que fût le noyau de chaque nouveau poème, jamais il ne me sembla que je m’égarais.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 14.
Certains s’abandonnent sans nourriture sur un radeau solitaire ; d’autres vont chercher l’isolement dans la montagne, exposés aux bêtes féroces, au froid et à la pluie. Pendant des jours, des semaines ou des mois selon le cas, ils se privent de nourriture : n’absorbant que des produits grossiers, ou jeûnant pendant de longues périodes, aggravant même leur délabrement physiologique par l’usage d’émétiques. Tout est prétexte à provoquer l’au-delà : bains glacés et prolongés, mutilations volontaires d’une ou de plusieurs phalanges, déchirement des aponévroses par l’insertion, sous les muscles dorsaux, de chevilles pointues attachées par des cordes à de lourds fardeaux qu’on essaye de traîner. Quand même ils n’en viennent pas à de telles extrémités, au moins s’épuisent-ils dans des travaux gratuits : épilage du corps poil par poil, ou encore de branchages de sapin jusqu’à ce qu’ils soient débarrassés de toutes leurs aiguilles ; évidement de blocs de pierre.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 38.
Je restais assis comme si je n’avais pas été là.
— Tri-li-li.
Le silence, de nouveau, la prairie, l’azur, le soleil, déjà plus bas, des ombres qui s’allongeaient.
— Tri-li-li !
Mais cette fois, il y allait carrément, c’était agressif comme un signal d’assaut. Et aussitôt tomba un
— Berg !
À voix très haute, très nette… je ne pouvais pas ne pas demander ce que cela signifiait.
— Comment ?
— Berg !
— Quoi, berg ?
— Berg !
— Ah oui, vous parliez de deux juifs… C’est une histoire juive.
— Quelle histoire ? Berg ! Le berguement du berg dans le berg – vous comprenez ? – le bemberguement du bemberg…
Il ajouta d’un ton rusé :
— Tri-li-li.
Witold Gombrowicz, Cosmos, Denoël, p. 158.
Quand je n’ai pas dormi, je pose des questions à tort et à travers. J’en poserais indéfiniment : ne pas dormir c’est interroger ; si on connaissait la réponse, on dormirait.
Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 139.
Jamais vache n’a bu la couleur du sang frais. Mais a toujours su quel genre d’arbre c’était. Un châtaignier par exemple.
La mémoire des vaches n’a pas de profondeur. Elle est plate et douce et répétitive comme un très vieux chant. Elle contient des choses inoubliables et semblables à jamais.
Une vache a facilement le mal d’un pays qui n’existe pas. Elle fait un doux repas dans les fougères mais la nuit est immense.
Frédéric Boyer, Vaches, P.O.L., pp. 20-21.
Plus une écriture est elliptique, blanchie, économe de mots, plus elle optimise la résonance de chacun d’eux, et ouvre le sens. Mais il y a une limite basse à cela : à trop vouloir ouvrir le sens, il n’y a plus de polysémie mais seulement un mot, nu comme un ver.
On peut isoler un mot sur la page, mais il faut alors que le reste de la séquence ou du poème pousse sur lui comme un pack de rugby « jusqu’à ce qu’il éclate et livre son ciel ».
Bref il convient de ne pas délaver au point qu’il n’y ait plus que de l’eau.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 12.
J’étais là, j’étais debout, c’était tout ce que je pouvais faire. J’avais cessé de comprendre. Ma curiosité intellectuelle, qui était à peu près ma seule fierté, faisait faillite ; je renonçais à l’analyse, aux hypothèses, à la méthode. Je ne gardais pour moi que ma stupeur et mon angoisse — ou plutôt c’était elles, en vérité, qui me gardaient, comme je m’approchais de moi-même, enfin, retrouvant mon imbécillité fondamentale et adhérant à elle, faisant corps avec elle dans ma toute-solitude et m’en tenant là.
Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 62.
Une fois de retour dans celui-ci, ce mardi après-midi, Gregor s’assied sur une chaise au lieu de se mettre aussitôt à l’ouvrage, saisi par une légère mélancolie. Toutes ces mondanités. Qu’il est donc fatigant d’être à l’intérieur de soi, toujours, sans moyen d’en sortir, considérer toujours le monde depuis cette enveloppe où on est enfermé. Et ne pouvoir, à ce monde, montrer de soi qu’un extérieur maquillé tant bien que mal en s’aidant de miroirs. Plus très envie de rien, d’un coup. Petit accès de tristesse.
Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 92.
Elle se serra encore contre moi. Son corsage bâillait de plus en plus. Elle risque un geste précis.
– Non, dis-je.
– Pourquoi, puisque je te plais !
Elle eut un sourire moqueur, satisfait, avec, sur le visage, l’expression de cet orgueil rassuré, heureux, comblé, remplaçant l’alarme, que toute femme, vierge, épouse ou putain, ressent, recherche sans jamais s’en lasser, sans jamais s’en rassasier, jamais blasée, jamais indifférente chaque fois qu’elle peut constater, vérifier ce pouvoir millénaire et sacré qui lui a été donné en prime sur l’homme pour la venger de ses autres faiblesses, de ses autres défaites et humiliations.
Claude Simon, Le sacre du printemps, Calmann-Lévy, p. 122.
Cracovie, où les cuisses miraculeuses s’ouvrent !
Cracovie, c’est l’espionne au poteau d’exécution !
Mais les soldats ne tireront pas.
Sa furie a désemparé la grossière mécanique du temps.
Les hommes recommenceront la vie en sens inverse,
L’officier redeviendra sperme au delta putride de sa mère.
Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 63.
Il faut aimer les livres, ainsi que je le fais, naïvement, pour imaginer que l’âme s’éternise parmi nous grâce aux mots ; elle n’a jamais été que là, en eux, et quand ils se taisent, la voilà qui meurt à jamais.
Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, p. 41.
D’abord, Poix Saint-Hubert
où un homme seul tanguait
sous les néons de La Notte.
Puis Grupont, dont la gare
secondaire ne désirait rien
tant que passer inaperçue ;
à Forrières, bois d’hiver
entassé le long des rues,
nuancier de mousses et
lichens, avant les églises
de Jemelle, saupoudrées
de poussière. À Marloie,
autres stères, aux bûches
cannelle cette fois ; après
Ciney, la ville d’Assesse
que nul ne visite jamais,
et à Courrières (souvenir
de catastrophes minières),
des moignons d’arbustes
sciés sur un talus ébarbé.
À Naninne (ou Louzée ?)
des bovins constellaient
les prés en pente, boues
gelées. Après Gembloux,
escarpements, et toitures
effondrées, oui, à Chastre,
à l’image d’un pays entier.
Gilles Ortlieb, « Traversées », Sous le crible, Finitude, pp. 29-30.