surprise

Elle portait ses éternels vêtements bleus, jean, tee-shirt, chaussures de sport bon marché, et elle arpentait lentement les rues de leur quartier, les yeux écarquillés, croyant toujours apercevoir dans la touffeur grise et poussiéreuse son frère Lazare qui tournait au coin d’une rue. La pierre qu’elle avait entre les côtes lui rendait pénible de manger, de boire, de respirer. Les larmes lui montaient aux yeux dès qu’elle reprenait son souffle. Elle continuait d’avancer à pas engourdis, ses yeux dilatés remplis de larmes qui ne coulaient pas et lui brouillaient le regard. Elle ne connaissait personne à qui parler.

— Je cherche un certain Lazare Carpe, murmurait-elle de temps en temps, surprise d’entendre sa voix, ayant prévu cette surprise mais malgré tout surprise.

Marie NDiaye, Rosie Carpe, Minuit, pp. 64-65.

David Farreny, 27 déc. 2002
meurt

Dans les galeries de ce terrier aérien, la bête insensée que nous sommes, meurt de s’unir à la bête future que nous enfermons, et que nous poursuivons, et que nous ajustons, dehors, aveuglément, avec une arme sans défaut qui ne peut abattre que nous.

Jacques Dupin, « L’embrasure », Le corps clairvoyant, Gallimard, p. 170.

David Farreny, 8 mai 2004
chose

L’efficacité thérapeutique du pont naissait de son application directe à l’inimitié forte, concentrée de l’endroit.

Il ne mesurait guère plus de six ou sept mètres. À l’extrémité mobile, pour la dilatation, sous la plaque de garde-grève, on devinait le profil en double té des poutres principales. Elles reposaient sur une platine de fer scellée, elle-même, sur le sommier en pierre de taille. Le platelage en tôle striée masquait les entretoises. Mais il était facile de descendre le massif de la culée et on pouvait les voir par-dessous, avec leur contreventement en croix de Saint-André. Les traverses étaient agrafées sur les longerons. Elles étaient renforcées par des cornières de butée qui servaient à lutter, m’expliquerait plus tard le chef de gare, contre l’arrachement produit par le freinage des convois. Le tout était enduit d’une épaisse peinture grise, qui avait dégouliné sur les flancs des poutres et maculait la pierre très tenace — du granite, sans doute — à joints creux, du sommier. Voilà pour la chose.

Pierre Bergounioux, Simples, magistraux et autres antidotes, Verdier, pp. 30-31.

David Farreny, 9 août 2005
médiocrité

D’elle émanait ce qui est peut-être la véritable sagesse de la vie, une médiocrité résignée.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 95.

Élisabeth Mazeron, 14 juin 2006
éboulis

Septembre en fait des tonnes. C’est une éruption de bleu pur sur un canal, une apothéose de lumière que criblent les grands platanes penchés sur l’eau. C’est de tout côté éboulis de douceur, débauche d’harmonie.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 92.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
verrait

Bien sûr, tu n’as pas ressenti en voyant Jacques le choc, le battement, l’onde raphaélite, mais il a le mérite de t’aimer. Sur le quai d’en face, il te verrait.

Michel Besnier, La vie de ma femme, Stock, p. 146.

David Farreny, 25 juin 2007
lacune

Le sens, c’est l’homme. Le style, c’est l’individu, c’est l’être, c’est l’écart, et quelquefois le gouffre, le cratère. Le sens c’est l’espèce, c’est le commun, le collectif, le communicatif. Tel qui s’abstiendrait volontairement du sens, qui saurait se garder (et ce n’est pas moi, malheureusement la preuve) de s’exprimer, qui serait capable d’étouffer pour un moment en lui, pour une semaine ou deux, le vain désir de se dire, de se confier, de s’expliquer, le délice un peu niais de donner son avis, l’illusion toujours démentie de communiquer (et quand pour une fois elle ne le serait pas, ce serait pire), celui-là, cet autre, cet autre éternel, l’auteur d’un virtuel Lac de Caresse qui n’existera pas, dont une méchante petit bruine d’idées grises ne cacherait pas le grandiose paysage, que ne dépouillerait pas de sa qualité de miroir du ciel, et d’œil de la terre, le presque total assèchement des phrases autour de leur étroite signification (si tant est qu’elles en aient une, et qui soit à peu près transmissible), celui-là, cet homme, cet auteur, cette fiction, Personne, encore lui, serait maître, peut-être, à ce terrible, moderne, défaut d’absence de l’homme, dans le monde, défaut d’absence tout court, et donc défaut d’absence de Dieu, de répliquer par une salvatrice carence, entre les mots. Le vide, qui manque si cruellement au voyageur, désormais, au promeneur, au poète, à l’amoureux d’un élan, d’une incertitude, d’une marge entre lui-même et les réponses, lui-même et ses semblables, lui-même et la quotidienneté de son être, et de l’être, le vide et le silence des créatures, et des raisons, le vide ne pourrait-il, en effet, trouver refuge entre les lignes, entre les lettres ? À quel dessein seraient indispensables, évidemment, les lignes, et les lettres, et les pages, et le livre. Délasse ton regard, étranger, mon lecteur, mon inconciliable, mon rien. Soyons-nous l’un à l’autre un mystère. Brillons respectivement par cette absence même que le siècle, à nous dérober, met tant de soin vandale, et babillard. Offrons-nous réciproquement une vacance, une lacune, une solution de continuité dans l’entrelacs trop serré de vivre entre nos pairs.

Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., pp. 62-63.

Élisabeth Mazeron, 7 fév. 2009
cinquantaine

Quand on pense à la cinquantaine qui guette les premiers hippies, le cœur se serre.

Paul Morand, « 16 octobre 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 635.

David Farreny, 23 sept. 2010
soupesé

1) Ayant soupesé la gibecière du chasseur de mammouth, l’invention de la roue sans plus attendre.

4) Le pianotement mélodieux des ongles sur les tables (par modification moléculaire de la kératine ; et nos cheveux quand nous remuons la tête en rythme font de la musique pour nos danses).

5) L’élucidation de la vieille et lassante énigme de l’œuf et de la poule, ainsi résolue : la première poule naquit du deuxième œuf et le premier œuf fut pondu par la deuxième poule.

20) Le moteur à blouse (?)

21) L’indispensable trigore (?)

22) Le jeu des treize boules (?)

23) Le cycle des Contes de l’avant-vieille et du surlendemain.

24) Le suffering-ball, simple sac de cuir empli de sable qui – par ricochet, déplacement, transfert – encaisse les douleurs à notre place.

25) Le parapluie inoubliable.

26) La séparation chirurgicale de la poésie et de la mièvrerie sur toute la longueur de la langue de chair.

33) Une couleur nouvelle (rien d’un boueux mélange de celles que nous connaissons) correspondant à certain état intérieur de contentement dans le malheur.

41) Les douze lois du hasard et leurs combinaisons.

42) Étendue à l’homme, la faculté du chat d’être pour soi-même brosse et coussin.

46) La Lettre aux habitants des mondes sublunaires suivie de leur amicale réponse

49) Mon père, récit biographique si précis dans son évocation – jusqu’aux organes, jusqu’à l’os, atomes et molécules compris – et d’une langue si délicate, si soignée, si stimulante, que le cœur du défunt se remit à battre ; et que chaque lecteur fervent à son tour ressuscite son propre père.

54) Une traduction fidèle et désopilante de la Bible.

58) Le dernier mot.

94) L’amour, comment l’obtenir et le garder (une méthode).

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, pp. 12-45.

Cécile Carret, 25 janv. 2011
heure

Ô heure merveilleuse, sérénité parfaite, jardin sauvage. Tu tournes le coin de la maison et, dans l’allée, la déesse du bonheur se hâte à ta rencontre.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 432.

David Farreny, 8 nov. 2012
neuf

C’est que le désir de reconnaissance de l’écrivain passe paradoxalement par l’escamotage de sa personne. Il entend disparaître d’abord, se défaire de tout ce dont il a hérité, de tout ce qui n’est pas lui – ou plutôt : de tout ce qui n’est pas de lui –, il nourrit l’ambition de se refaire à neuf, de tout recommencer sur la page : en tisonnant ce papier sur ses cendres, de brûler d’un feu nouveau.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 76.

Cécile Carret, 11 fév. 2014
moins

Comment démontrer à une femme qu’elle perd moins en n’ayant pas d’enfant, que l’homme en s’en faisant faire ?

Philippe Muray, « 22 juin 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 101.

David Farreny, 2 mars 2016

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