courage

Et malgré tout ce bonheur qui nous entoure, qui nous fait signe, quelqu’un, un jour, a osé parler du courage de vivre. Quelqu’un, un jour, s’est suicidé. […] Tous les charmes que dispensent l’écoulement des jours, et les jeux proposés ici-bas, rien ne résiste à l’ennui, à la fatigue, à l’usure de notre sensibilité. Le temps d’aménager en hâte notre intérieur, et déjà la cloche sonne. Il faut partir. Tout laisser, tout perdre, cette femme que l’on a aimée, cette nature qui nous a bouleversé. Comment ne pas comprendre les milliers d’à quoi bon qui éclatent et s’évaporent dans l’indifférence de l’espace.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 28.

David Farreny, 13 avr. 2002
irrévolue

Le faîtage du bâtiment fléchit, comme si la charpente, rongée par les vers, accablée par les ans, devait rompre. Obliquement greffée sur un angle externe du carré, une construction à claire-voie, sans étage, exhibe ses carreaux cassés. Des arbres poussent en bataille dans un réservoir à sec qui jouxte celui où l’on a cherché en vain à discerner un grouillement de carpes. L’eau qui brise sous le pont, déborde du canal et s’échevelle sur le talus infesté de broussailles, fait un aaaaahhh continuel, harassant qui couvre, à supposer qu’ils existent, les bruits qui pourraient provenir de l’édifice, chant grégorien, mugissement des bœufs, cri des limes, prière. Une chose est sûre, pourtant, une certitude se dégage de la perplexité que suscite l’endroit. C’est qu’il est d’une autre époque. Ce n’est pas seulement dans un vallon écarté qu’on s’est enfoncé mais dans les couches profondes d’une durée partout ailleurs ensevelie, détruite, qui affleure, intacte et comme irrévolue, ici.

Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 18.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2008
paturons

Mais j’ai vu – mes yeux s’étaient faits à la nuit – une forme pâle, rencognée dans l’angle formé par deux murets. C’était un percheron blanc si énorme et immobile que j’ai d’abord pensé à une gigantesque effigie abandonnée là par quelque Atlantide, ignorée des archéologues, et que les vents d’hiver auraient débarrassée de ses lichens et bernacles pour lui donner ce poli et cette perfection d’opaline. Il s’était trouvé le coin le mieux abrité et, le museau collé au poitrail, il n’en bougeait pas pour avoir moins froid. Sans le frisson qui le parcourait de la queue aux naseaux, j’aurais juré qu’il était en plâtre. Quelle idée de laisser un cheval seul dans ce vent cinglant sans même une jument pour le réchauffer ! Quelle idée aussi d’aller chercher à tâtons l’ermitage d’un saint mort depuis quatorze siècles, en enjambant des murets de pierres sèches qui dégringolent et qu’il me faut remettre en place. J’étais en train de traverser en catimini son parchet quand j’ai entendu un trot lourd et qu’il m’a presque soulevé de terre en me fourrant ses naseaux sous le bras : des paturons de la taille d’une ruche, et cette présence énorme, insistante, ce museau fouillant dans le chaud comme un boutoir, me promenant comme fétu jusqu’à la route, laissant sur mon paletot de brillantes traces de morve que j’achève à l’instant de nettoyer. Aucun moyen de m’en débarrasser par un signe de croix ou un goupillon druidique. Il m’a reconduit ainsi jusqu’au mur qui borde le chemin, m’y a tassé comme un torchon à coups de tête, puis il est retourné à ses affaires. Et moi aux miennes dont la première était de retrouver mon logis ; en passant d’un lopin à l’autre, je m’étais égaré.

Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 32.

Cécile Carret, 4 fév. 2008
fais

Ah ! et tandis qu’ainsi je me débats, ma vie se poursuit, et continue comme un récit que j’écoute, et mon destin me détermine dans chaque instant (ces hauts et ces bas du moi étaient prévus de tout temps), et sans le savoir, je « fais » la maladie dont je mourrai un jour. (Ce que je fais de plus sérieux, sans doute.)

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 283.

David Farreny, 4 mars 2008
travaillez

Ceux qui me voient venir.

Moi aussi, je les vois venir.

Un jour le froid parlera,

Le froid repoussant la porte montrera le Néant.

Et alors, mes gaillards ? Et alors ?

Petits déculottés qui plastronnez encore,

Gonflés de la voix des autres et des poumons de l’époque,

Tout le troupeau, je le vois dans un seul fourreau.

Vous travaillez ? Le palmier aussi agite ses bras.

Henri Michaux, « La nuit remue », Œuvres complètes (1), Gallimard.

David Farreny, 12 mars 2008
blatéra

Un cyclone atypique.

C’était difficile à expliquer sans utiliser de termes.

Un cyclone, disons.

Ce qu’on avait pu observer, c’était des sortes de prémices.

À côté, le cyclone aurait une puissance, comment donner un ordre d’idée ?

Olaf le savait, on n’était pas dans une zone à cyclone. Bien. Mais là.

Bref, un cyclone.

Maintenant, dans combien de jours ? Combien de semaines ?

Un cyclone se déplace à la vitesse de.

Le plus souvent, du moins, parce que celui-ci.

La météo sur les dents, suivre ça sur les écrans, calculer la trajectoire.

Ne rien dire tant qu’on n’est pas sûr. Rien n’est prévu pour les cyclones sous nos latitudes.

Il se leva, tourna dans le peu d’espace libre, mains dans les poches, sourire. Il va falloir arrimer, prévint-il. Tout arrimer, nous avons vécu trop longtemps dans l’idée que l’air était calme. L’air n’est pas calme. Nous autres, météorologues, nous avons cette connaissance du désordre de l’air. Les nuages sont loin, n’est-ce pas, les nuages ne sont pas là, le soleil non plus, la lune non plus. Et pourtant, quelquefois.

Il sourit avec admiration.

Quelquefois, cyclone.

Il attrapa un éléphanteau luisant. J’ai déjà vu un ou deux cyclones, dans ma vie, à l’époque où je voyageais. Mon père aussi voyageait beaucoup. Ce petit objet vient de là-bas, et cet autre, et toute cette collection sur l’étagère. Mes parents nous ont fait beaucoup de cadeaux. Ils rentraient de voyage, ils ouvraient le coffre, ils disaient devinez ce qu’on rapporte. Et hop, hop, les cadeaux. Ça finit par s’entasser.

Il blatéra de rire.

La gueule, hoqueta-t-il, la gueule de mon chef quand je suis entré dans son bureau en disant cyclone. Mon chef est à trois mois de la retraite. J’entre dans le bureau, je sors le schéma, je lui mets ça sous le nez, je dis cyclone. La gueule ! La gueule !

Luc Blanvillain, Olaf chez les Langre, Quespire, p. 96.

Cécile Carret, 27 août 2009
nul

Ce matin, vu affichées les dates des conseils de classe du premier trimestre. Surpris. Le temps de travail ne passe pas vite, quand on est au travail. Du temps nul. Il semble, lorsqu’on se retourne, comme n’avoir pas existé. Cela tient sans doute aussi à l’aspect répétitif scandé du boulot. Que reste-t-il de trois jours consécutifs de correction de copies, après une semaine ? Des jours morts. Le travail use le corps, érode, mais en même temps annule la durée. Elle gélifie, puis devient sèche et granuleuse, finit poussière.

D’où écrivez-vous ? De là. Et souvent je n’ai rien à mettre sous la plume que cette poussière grise.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 11.

Cécile Carret, 4 mars 2010
forme

J’étais fatigué. Je ne répliquais rien, la lassitude m’empêchait de desserrer les lèvres. En dépit des démangeaisons qui m’accablaient atrocement, je ne remuais pas la masse de peau guenilleuse qui me recouvrait et que l’attraction lunaire faisait croître, je le sentais. Un éclair de chaleur zébra le ciel et, pendant une seconde, j’eus la folle certitude que les vieilles allaient redéclencher la fusillade et en finir, puis je me rendis compte qu’hélas il n’en serait rien. L’attente reprit. J’avais envie de répondre à Nayadja Aghatourane, de hurler à travers la nuit chaude que l’étrange est la forme que prend le beau quand le beau est sans espérance, mais je restais bouche close et j’attendais.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 96.

Cécile Carret, 11 sept. 2010
prix

Avec un sentiment.

Un curieux sentiment.

Comme un sentiment de domination, de supériorité, voilà, la supériorité de l’homme debout sur l’homme assis.

Quoi encore ?

Un certain pouvoir sur la vitesse, sur le paysage, qui défile devant les fenêtres, où le jour se joue de tout. Des têtes. Des nuques, des visages, qui se balancent en même temps. Il reste même une place libre.

Lui seul peut décider de la prendre.

Quelle jouissance, quand même.

Et si j’allais m’asseoir, se dit-il.

Tu paieras pas plus cher.

On ne s’entend jamais sur le prix.

Ce qui lui coûte à lui, c’est de se faire remarquer, encore, de déranger encore, de demander pardon, enfin bon.

Il y va. Il prend son sac et il y va.

Il aurait pu ne pas y aller mais il y va.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 51.

Cécile Carret, 4 mars 2012
saisons

Le tribunal militaire devant lequel il comparut eut tôt fait de prononcer sa sentence et il fut exilé à Vologda, une localité oubliée de Dieu, située quelque part dans la contrée désolée qui s’étend au-delà de Nijni-Novgorod. Vologda, comme l’écrit Apollo Korzeniowski à son cousin au cours de l’été 1863, n’est qu’un trou marécageux où rues et chemins sont faits de troncs d’arbres abattus. Les maisons, mais aussi les palais de planches de la noblesse provinciale, peints de couleurs vives, se dressent sur des pilotis au beau milieu du marais. Aux alentours, tout se noie, pourrit et se dégrade. Il n’y a que deux saisons, un hiver blanc et un vert. Neuf mois durant, l’air glacial descend de la mer du Nord. Le thermomètre tombe jusqu’à des températures inimaginablement basses. On est entouré de ténèbres impénétrables. Durant l’hiver vert, il pleut sans interruption. La boue s’infiltre par les portes. La rigidité cadavérique se mue en un affreux marasme. Durant l’hiver blanc, tout est mort, durant l’hiver vert, tout agonise.

Winfried Georg Sebald, Les anneaux de Saturne, Actes Sud, pp. 127-128.

David Farreny, 29 janv. 2015

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