Les Bures arrivés à l’âge adulte n’ont plus que peu de dents bonnes. La gabèdre en est cause. Cette larve active se loge volontiers dans la racine d’une dent, l’insensibilise, la creuse, et d’une dent saine en deux mois fait une morte.
L’homme ne s’inquiète pas, confiant dans l’aspect habituel de sa bouche. Cependant ses dents sont mortes.
Henri Michaux, « En marge d’Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 136.
Pour la plupart, nous apprécions l’amour de nos semblables, au titre de reconnaissance nécessaire ou de divine surprise. Nous avons été élevés pour ça, d’une façon ou d’une autre, selon la voie du manque ou celle du trop-plein, peu importe, au bout du compte nous aimons être aimés, et nous aimons aimer, à tort et à travers et à nos dépens, mais enfin avec entêtement, avec récidive et avec préméditation. L’amour nous plaît, son bruit de chaînes et ses fruits de saison. Et tant mieux. Rien n’est plus désolant que de détester l’amour.
Marie Desplechin, Sans moi, L’Olivier, p. 10.
Mais on ne peut pas être indiscret avec moi, sauf en m’imposant ses propres discours, sa propre musique, ses propres bruits. Je n’ai pas de secrets et je m’en félicite tous les jours. Je trouve que rien n’est ennuyeux comme les secrets. Je respecte ceux des autres, puisqu’ils sont aux autres. Mais je ne les estime pas.
Rien ne serait épouvantable, cela dit, comme une société où les secrets seraient interdits. Le mépris du secret est une règle morale, et personnelle, nullement un impératif social…
Renaud Camus, « jeudi 26 janvier 1995 », La salle des pierres. Journal 1995, Fayard, p. 60.
On n’est pas fait pour les dévers. On n’a pas l’organisation penchée qui permettrait de compenser la fuite du sol, l’allure dissymétrique du dahu. Lorsqu’on ne s’échine pas à surmonter la limitation que la hauteur a partout dressée, c’est en bas, dans la combe, qu’on a sa place naturelle. Tout y ramène, le relief et la vertu gravifique, l’espace plus ou moins découvert, l’eau, la lumière qu’on trouve à l’état pur, et non pas en décoction, pleines d’ombre et de terre, d’herbe et de branchages. C’est dans la verticale que s’inscrit l’axe directeur de l’expérience, en bas que se concentrent ses occasions et ses objets, qu’elle a son penchant.
Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 12.
Finie la vie. Il n’en reste plus. On pourra seulement, si on le veut absolument, en faire l’histoire.
Henri Michaux, « La vie dans les plis », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 208.
Quand la belle saison est là, on ne sait plus pourquoi on attendait la belle saison.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 62.
Résumé de ma vie :
1) les Anglais sont les seuls étrangers possibles,
2) il y a encore des Anglais, mais plus d’Angleterre.
Ceci est le fruit de 70 ans d’expérience anglaise. Amen !
Paul Morand, « 15 mai 1972 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 711.
J’avais beau ne pas lui être très supérieur, il m’inspirait à la fois de la pitié et une vague répugnance ; mais la pitié de ce temps-là, demeurant sans effet, se dissipait aussitôt conçue comme fumée au vent, et laissait dans la bouche un inutile goût de faim. Comme tout le monde, sans toujours me l’avouer je cherchais à l’éviter : il était dans un état de besoin trop criant, et quiconque est dans le besoin est un peu notre créancier.
Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 8.
Lorsque deux chaises sont disposées au milieu du petit salon de Keats, exactement de la même façon qu’en le célèbre tableau de Severn, si souvent reproduit, montrant Keats lisant là, sur une chaise, le coude appuyé sur une autre en face de la baie, une vibration de vérité se produit, qu’aucune notice didactique ne déclenchera jamais […]. Bien sûr, la référence, dans la simple et efficace mise en scène des deux chaises, n’est toujours pas le “réel”, cet éternel déserteur de la pensée comme de la rêverie (mais pas de la douleur, bon). La référence, c’est seulement le tableau de Severn, et Severn n’a jamais vu Keats lisant dans la maison de Hampstead. Cependant il s’est beaucoup renseigné auprès de Brown, qui lui a envoyé des descriptions méticuleuses, presque maniaques : il fallait que la postérité sût bien dans quelle position lisait Keats à Wentworth Place. Et surtout il y a cette phrase insondable de Keats qui nous permet d’entrevoir que la solution c’est le problème lui-même, et que l’essence des choses c’est de nous échapper indéfiniment, comme le sens :
« And there I’d sit and read all day like the picture of somebody reading » (comme l’image de quelqu’un qui lit).
Nous ne faisons jamais qu’imiter quelqu’un qui vivrait (et qui lirait, surtout).
Renaud Camus, « Wentworth Place, à Hampstead, Londres. John Keats », Demeures de l’esprit. Grande-Bretagne I, Fayard, pp. 394-395.
Aujourd’hui, je voudrais bien savoir si mon déménagement imminent va marquer un début ou une fin. Il est peut-être naïf de se poser une telle question à mon âge.
Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 14.
Un taxi me conduit jusqu’à Mériadeck, à travers le décor urbain qui ravive les souvenirs d’il y a trente-cinq ans. La traîne de la mémoire, derrière nous, prend, à la fin, une ampleur, une longueur encombrantes, effrayantes. Difficile de composer avec les images, les affects restés des mondes traversés. Où que je me transporte, maintenant, je vois accourir les fantômes des années mortes. Les heures qui ne sont plus se mêlent à celles, tardives, où je suis parvenu, dont elles accusent, par contraste, le désenchantement, la grisaille. J’ai vécu.
Pierre Bergounioux, « samedi 6 décembre 2003 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 447-448.
ces choses anciennes dont on ne parle plus
quelques-unes d’hier et d’autres
jetées dans les égouts avec les vieux mégots
— vécu jeté aux quatre vents
nous avançons ensemble, il fait hiver, il gèle
ensemble il nous faudra engendrer l’avenir
ensemble nous tendons la main, la Seine coule
que sommes-nous ? le vent m’emporte
n’êtes-vous que des fables comme tout ce qui a
été, oh ! choses à peine croyables, et pourtant
un temps viendra où moi je ne serai
qu’une fable une sorte absurde de secret
mythique, existence qui exista, où donc ?
en quel siècle ? la Seine coulait en ce pays
elle charriait encore des cadavres, des dieux
et quelques vieilles, vieilles superstitions étranges
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 259.