phrases

Voilà pourquoi le Prince ne régna point. Cette phrase est totalement absurde. Mais je sens en ce moment que les phrases absurdes donnent une intense envie de pleurer.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 24.

David Farreny, 9 fév. 2003
monter

Mes phrases voient monter en elles la contradiction avant qu’elles aient atteint leur verbe.

Renaud Camus, « samedi 7 février 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 61.

David Farreny, 15 fév. 2004
reliable

Parmi les mots anglais dont je ne vois en français aucune rigoureuse traduction, figure en première ligne reliable dont ni fiable, ni digne de foi ou de confiance ne rendent exactement le sens ; non plus que respectueux de ses engagements. C’est pourtant, d’être reliable, la reliability, la qualité que j’apprécie le plus, peut-être, chez mes amis, et l’une de celles que je trouve le moins répandues dans la société aujourd’hui. Je ne cesse d’être stupéfait par la lâcheté du rapport qu’entretiennent les contemporains avec leur propre discours, et la trouve aussi embarrassante pour eux-mêmes que pour leurs victimes.

Renaud Camus, « jeudi 29 mai 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., pp. 350-351.

Élisabeth Mazeron, 17 déc. 2005
drap

On voudrait repousser soi comme on repousse un drap. On voudrait crever sa peau et glisser comme un poisson dans la lumière. On voudrait un temps unique qui ne sépare de rien. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait nager tout entier dans le corps d’une femme, pour ne plus penser. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait mille autres choses de moindre importance, pour tuer l’orgueil démesuré. On ne voudrait plus attendre, s’affaler sur l’autre rive où miroite sous la frondaison un sable blond comme miel. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait ce que des milliards d’hommes n’ont pas même osé rêver. Par misère ou par pudeur.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 95.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
hiver

Recensement ininterrompu

reprenons

le toit l’arbre

le ciel le toit

l’arbre le ciel

tous mes possibles

rentrez vite

la vie vous mangerait

j’attends la neige

qui prouve le miracle

mais l’été est bref

comme un coït

et l’hiver ne chatoie

que dans un très vieux

livre imprimé

chez Mame

Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 25.

David Farreny, 20 août 2006
aaaah

« Aaaah ! », et soudain elle fut là, un gong de cuivre, très bas dans l’éther : la lune en éclipse. Au-dessus de maigres pins veufs. Quelques buts de football, comble de l’autisme, trônaient sur le terrain. Elle regarda et prononça docilement le mot qu’il fallait : « Oppolzer ! ». « Oppolzer », repris-je en serrant plus fort l’os de son bras ; avec toutes les métaphores que j’ai déjà inventées pour désigner la lune, ce ne serait que justice si on donnait mon nom à un de ses cratères !

Arno Schmidt, « Sortie scolaire », Histoires, Tristram, p. 142.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
gratuité

Moi qui ne suis plus personne, je ressens, plus intensément sans doute que des gens plus assis et mieux installés dans la vie, l’absolue gratuité de ma présence en ville ; j’allais dire : sur terre, mais ce serait trop métaphysique… Dans le 15e, dans mon petit trou du 15e, c’est différent : je mets en place des habitudes, des liens sociaux dérisoires mais essentiels : loin de toute nostalgie, j’invente pour le moment présent des personnages et des situations qui m’aident à baliser le quotidien. Je suis comme au théâtre, mais à la fois acteur et spectateur. Dans les arrondissements qui me sont moins habituels, l’isolement qui m’a été imposé, ou que je me suis imposé, est la fois plus sensible et moins gênant : je ne suis plus qu’un étranger comme un autre, une sorte de touriste en visite dans la capitale.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 67.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
rebutées

Une dame, dans un petit préfabriqué, m’accueille gentiment et m’invite à faire mon marché. Ce sont de véritables montagnes de fer qui se dressent devant moi et je dois peser soixante kilos tout habillé. Je commence par récupérer, près de l’entrée, des chutes rondes et triangulaires de fer noir, encore huileux, qui provient d’une fabrique de crics. Le sol est jonché de fortes tiges rondes filetées, rebutées. Ensuite, par une sorte de canyon aux parois de ferrailles enchevêtrées, vers l’arrière du terrain qui couvre un ou deux hectares. Je repère deux barres de coupe de faucheuse, l’une encore assujettie à l’engin, l’autre libre, tordue. Mais le montage des doigts, à écrou noyé, m’interdit de les prélever. Il faudrait une clé spéciale, à picots et, d’ailleurs, la rouille a soudé le tout. De lourdes installations industrielles ont été démantelées et entassées là, poutrelles, bennes, grandes roues crantées, inamovibles masses de métal. Il y a aussi des bulldozers, des trains de chenilles, des pelles aux dents énormes, un troupeau de camions militaires sous camouflage, enlisés, renversés dans la boue craquelée, tendrement appuyés l’un à l’autre, joue contre joue, des amoncellements de tire-fonds, de douilles d’obus de petit calibre avec les gaines d’alimentation. Plus loin, sous un enchevêtrement de poutrelles, des canons automatiques de 20 mm dont le percuteur a été maté d’un coup de chalumeau. Quel gâchis !

Pierre Bergounioux, « lundi 15 juillet 2002 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 256-257.

David Farreny, 26 janv. 2012

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