comment

Je conduis Jean à la séance de judo, tire Paul de la crèche, reviens au gymnase, plie du linge, prépare le dîner, surveille les petits. Comment acquérir de nouvelles lumières, plus de raison ?

Pierre Bergounioux, « jeudi 5 mai 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 203.

David Farreny, 14 mars 2006
remblais

Communiquer ? Toi aussi tu voudrais communiquer ?

Communiquer quoi ? Tes remblais ? — la même erreur toujours. Vos remblais les uns les autres ?

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1065.

David Farreny, 7 août 2006
coalescence

[…] un coupe-poils à pile sans fil en mousse absorbante avec sa ventouse, une caisse à outils pour tout casser comme sans les outils, un microfournil à ondes fulgurantes, une console en kit à monter sans peine en cinquante semaines pour te consoler de la vacuité des emplois du temps, un, deux, trois, ho ! hisse ! commande aux Trois Suisses, chasse tes doutes en écrivant à la Redoute, ouvre le courrier personnalisé de monsieur Leclerc qui t’envoie sympa la photo couleur de son rôti d’porc, arbore-toi, réveille-toi le teint, décore-toi le corps avec des machins succincts qui font super bien, existe, montre que tu résistes, sois le vrai groupie de toi le pianiste, le gai guitariste, le batteriste, mais en moins jazz triste, le Francis Lopez de la supérette où t’achètes ton steak en barquettes, ah ! maman, maman, les docteurs, ils m’ont dit, je devrais pas te le dire à toi, pourquoi j’ai des absences côté coalescence avec l’existence, effet de faille, tas de paille de peu de pathie, atonie, bout de chosité sans nervosité, préjudice de sensibilité, ralenti du libidiné, recroquevillé dans le trou de soi, que de dégâts, que de dégâts […]

Christian Prigent, Une phrase pour ma mère, P.O.L..

David Farreny, 24 fév. 2007
peut

Je me rappelle comme c’était bon de la sentir marcher à mon côté d’un pas long et souple au soleil, sur l’herbe élastique des lawns, à Brighton. C’était avant que rien n’eût commencé entre nous. Comme ce matin, alors elle était en blanc de la tête aux pieds, et la toile un peu raide de la jupe faisait un joli bruit, et la toile souple et mince du corsage laissait transparaître un peu le bras et ce que la chemise haute ne couvrait pas, de la gorge et de la nuque dures. La pensée de tout ce qu’elle peut me donner m’oppresse et m’accable. Je ne sais pas au monde de possession plus désirable. […]

Elle arrive de Vienne, d’où l’été la chasse, et elle espère avoir un peu de fraîcheur en naviguant dans l’archipel dalmate. Son yacht est amarré à Pola et après-demain son automobile doit l’y conduire.

Je lui ai fait visiter Trieste, qu’elle ne connaissait pas. Remonté à pied la longue via Giulia, etc. Puis à Miramar. Nous nous sommes assis sur un talus que faisaient trembler parfois de longs trains noirs. La mer s’anéantissait dans le soleil. En moi un désir grandissait, ne laissait place pour rien d’autre. Un désir précis qui me faisait, du regard, jauger le corps de ma compagne. L’instinct en moi se pensait : je songeais à l’enfant, au mélange de nos vies, au don de ma vie que je voulais lui faire, avec soin, sérieusement. Et continuant à haute voix ma pensée :

« Vous savez, Gertie, comme dit le vieux Whitman :

Ce qui s’est si longtemps accumulé en moi… »

Elle tourna vers moi un visage flambant de chaleur, constata d’un long regard ma force, ma jeunesse et ma chasteté, puis se retourna vers le large en aspirant fortement.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 231.

David Farreny, 24 avr. 2007
habitude

Et ainsi l’on oscille entre des états d’âme ou des réseaux de conviction qui sont autant de langages possibles, de citations, d’emprunts, d’essais de vocabulaire et de syntaxe. Quand je suis dans un langage déterminé, celui d’en face me paraît plus séduisant, plus vrai, c’est cela, plus lié à la réalité, de plus d’adhérence au réel : comme si les deux n’étaient pas que langages (sans prise sur la réalité vraie) ; ou bien comme si — mais cela revient au même — le réel n’était pas une invention du langage, une habitude de langage.

Renaud Camus, « jeudi 6 mai 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 244.

David Farreny, 28 sept. 2007
sortir

Je voudrais. Je voudrais quoi que ce soit, mais vite. Je voudrais m’en aller. Je voudrais être débarrassé de tout cela. Je voudrais repartir à zéro. Je voudrais en sortir. Pas sortir par une sortie. Je voudrais un sortir multiple, en éventail. Un sortir qui ne cesse pas, un sortir idéal qui soit tel que, sorti, je recommence aussitôt à sortir.

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 630.

David Farreny, 12 mars 2008
manipuler

L’absence dure, il me faut la supporter. Je vais donc la manipuler : transformer la distorsion du temps en va-et-vient, produire du rythme, ouvrir la scène du langage […]. L’absence devient une pratique active, un affairement (qui m’empêche de rien faire d’autre) ; il y a création d’une fiction aux rôles multiples (doutes, reproches, désirs, mélancolies). Cette mise en scène langagière éloigne la mort de l’autre […]. Manipuler l’absence, c’est allonger ce moment, retarder aussi longtemps que possible l’instant ou l’autre pourrait basculer sèchement de l’absence dans la mort.

Roland Barthes, « L’absent », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 22.

Élisabeth Mazeron, 7 déc. 2009
brut

Immédiateté de la sensation, globalité aussi. Ne pas trop chercher d’équivalence par ce « tourniquet de la plume » dont parlait Reverdy. Trop lent. Poser au plus court la sensation, de manière très grossière, et laisser travailler la mémoire du lecteur. Pour exemple, « l’odeur du jardin après la pluie ». Si j’élabore davantage, je vais tomber dans l’exercice littéraire ; l’odeur brusque, puissante, du jardin se dilue en mots qui tentent de la décrire, plus ou moins habilement. On aboutit à un texte et non plus au jardin (vers Ponge ?) alors que le but visé était bien de confronter brusquement, maintenant, le lecteur à cette odeur de pluie. De le faire en quelque sorte passer dans cette odeur, rien de plus. Sitôt que je décris, je construis littérairement une expérience, alors que je l’ai vécue sans recul. Voilà ce qui m’énerve. Je sais l’amertume d’une bière, je sais que le lecteur la connaît aussi, et mon but n’est pas de faire de cette amertume un objet poétique en soi. J’ai seulement besoin, à ce moment du poème, de traverser ce goût. Rester brut, donc. En ce sens ma poésie n’est pas vraiment descriptive, même si elle est nourrie de sensations ; elle intègre seulement les bouts de réel nécessaires pour activer une situation, une expérience, un vivre.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 64.

Cécile Carret, 4 mars 2010
fluait

Cette ville était devenue, pour moi, une expérience spirituelle et la lumière souvent brumeuse qui la baignait me sensibilisait constamment à un ordre de vérité où les choses ne sont ni elles-mêmes ni leur reflet mais se tiennent ailleurs et se diluent en des significations multiples et toujours fuyantes — comme si la lumière était, ici, de nature aquatique et formait l’élément vital de ce qui n’en finit jamais de naître : larves, plancton, sargasses, semences saturniennes. C’était l’indéfini. Et lorsque les brouillards — légendaires — mêlaient, en leur stagnance, la totalité des éléments, la ville et la pensée comme la chair et son souffle ne se dissociaient plus : dans la profondeur de son inertie, le cœur unique de toutes choses fluait au-dedans de lui-même. Et moi, comme un atome que l’amour eût noyé, je consentais sans réserve au bercement du temps.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 15-16.

Élisabeth Mazeron, 6 mars 2010
bougé

En fait, le lendemain, c’était comme de repartir. Je veux dire, du début. Avec, tout de même, cette conscience que j’avais bougé. Nettement.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 13.

Cécile Carret, 25 sept. 2011
triomphe

L’Arc révèle le vide de tout Triomphe.

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 195.

David Farreny, 2 avr. 2013
banlieues

Les premiers ramas informes des banlieues exhalent les sueurs acides de la nuit. Vus de cette hauteur, les bâtis tassés les uns contre les autres dessinent la planimétrie d’une ville en ruine, comme ravagée par une guerre sournoise. Ce sont les restes d’une rêverie que l’aube de l’aviation, vers 1910, avait vu prendre forme sur les planches à dessin où les ingénieurs projetaient la cité future. Elle ne s’est pas réalisée. Ne restent que ces parallélépipèdes de béton, ces pauvres fabriques, ces débris de cabanes, de masures, de petits pavillons faits de maigres matériaux, toutes ces épaves laissées dans les banlieues par le reflux des utopies. Interminable paysage de chantiers, dont on ne distingue pas s’ils sont en cours ou bien déjà abandonnés.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 147.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013

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