La pédagogie a tellement infecté l’humanité que les nihilistes eux-mêmes ne peuvent pas vaincre leurs instincts didactiques. Jusqu’aux suicidaires qui veulent nous apprendre quelque chose, n’est-ce pas ?
Emil Cioran, « Personne n’existe », Solitude et destin, Gallimard, p. 408.
À la fin, tu m’en auras servi bien assez de cette boisson douce-amère, de cette liqueur noir de jais, de ce poison très lent qu’on accumule comme un venin d’abeille. Tu m’auras abreuvé jusqu’à plus soif avec ce lait ténébreux, ce mauvais sang, cette mélancolie dont je tire mon miel, qui avive la douleur et la volupté, qui fait si mal et qui fait du bien obscurément. J’aurai eu ma dose, j’en serai sevré, j’espère, de cette eau-de-vie fatale, de ce mauvais alcool qui cogne fort, rejette toujours un peu plus dans la déréliction et entérine le fait, s’il en était besoin, que l’on a perdu d’avance, que tout est joué depuis le commencement.
Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 63.
Ceux qui me voient venir.
Moi aussi, je les vois venir.
Un jour le froid parlera,
Le froid repoussant la porte montrera le Néant.
Et alors, mes gaillards ? Et alors ?
Petits déculottés qui plastronnez encore,
Gonflés de la voix des autres et des poumons de l’époque,
Tout le troupeau, je le vois dans un seul fourreau.
Vous travaillez ? Le palmier aussi agite ses bras.
Henri Michaux, « La nuit remue », Œuvres complètes (1), Gallimard.
16. Choses que l’on méprise
Une maison dont la façade est au nord.
Une personne dont les gens connaissent la trop grande bonté.
Un vieillard trop âgé.
Une femme frivole.
Un mur de terre écroulé.
Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 52.
Dix ans plus tard, Gregor est en train de mettre ses chaussettes avant d’aller chercher ses souliers sous le lit. Lentement, il les enfile avec cet air sérieux qu’ont parfois les hommes de son âge affairés à des activités pareilles, une expression grave de vieil enfant solitaire, appliqué, minutieux, coupé du monde et concentré sur sa tâche.
Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 162.
On ne possède jamais que le chat du voisin.
Éric Chevillard, « mardi 9 juillet 2013 », L’autofictif. 🔗
Puis nous levons le nez et il nous apparaît que tout notre avenir tient sur quelques post-it collés sur un mur.
Éric Chevillard, « lundi 26 mai 2014 », L’autofictif. 🔗
Nous récupérerons demain les rideaux du salon, les tableaux, après quoi, je suppose, nous ne reviendrons jamais plus dans cette maison. Entre autres étrangetés de la mémoire, il y a celle-ci : l’instant où nous y avons emménagé me semble proche tandis que celui, qui le précède immédiatement, où nous avons quitté la rue Gambetta, semble appartenir à un âge extrêmement éloigné, contaminé qu’il est, sans doute, par l’obscure éternité de l’enfance à laquelle, par l’effet du lieu, il touchait.
Pierre Bergounioux, « lundi 25 octobre 2004 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 526.
Le temps favorise à la longue les nations enchaînées qui, amassant des forces et des illusions, vivent dans le futur, dans l’espoir ; mais qu’espérer encore dans la liberté ? ou dans le régime qui l’incarne, fait de dissipation, de quiétude et de ramollissement ? Merveille qui n’a rien à offrir, la démocratie est tout ensemble le paradis et le tombeau d’un peuple. La vie n’a de sens que par elle ; mais elle manque de vie… Bonheur immédiat, désastre imminent — inconsistance d’un régime auquel on n’adhère pas sans s’enferrer dans un dilemme torturant.
Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, p. 451.
La pensée maîtresse de Mme Du Deffand n’avait rien à voir avec l’une de ces grandes questions morales, scientifiques ou politiques qui agitaient les philosophes, mais procédait d’une indisposition existentielle contractée depuis toujours : l’ennui. Non pas cette hébétude qui saisit les gens affairés et qui, soudain, se voient désœuvrés ; plus radicalement, le lancinant sentiment d’une vie stérile soumise à un temps porteur de nulle autre œuvre que la déchéance du corps et de l’esprit et de nulle autre fin que la mort. La marquise parlait de l’ennui comme d’un ténia de l’âme : « Il consomme tout ce qui pourrait me rendre heureuse. » Au plus haut de ses crises et à mesure que le noir tombait sur ses yeux, elle souhaitait se déserter comme on plante là une mauvaise compagnie. On qualifierait aujourd’hui son mal de « maladie orpheline », sans cause précise ni spécifique — hormis, à la rigueur, les cures répétées de mondanités érigées en calendrier de la vacuité. « C’est de toutes les maladies de l’âme la plus effrayante, écrit-elle au comte Scheffer ; c’est l’avant-coureur du néant. »
Frédéric Schiffter, « La marquise du cafard (Sur Mme Du Deffand) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.