concept

Plus près de nous, la philosophie a croisé beaucoup de nouveaux rivaux. Ce furent d’abord les sciences de l’homme, et notamment la sociologie, qui voulaient la remplacer. […] Puis ce fut le tour de l’épistémologie, de la linguistique, ou même de la psychanalyse — et de l’analyse logique. D’épreuve en épreuve, la philosophie affronterait des rivaux de plus en plus insolents, de plus en plus calamiteux, que Platon lui-même n’aurait pas imaginé dans ses moments les plus comiques. Enfin le fond de la honte fut atteint quand l’informatique, le marketing, le design, la publicité, toutes les disciplines de la communication, s’emparèrent du mot concept lui-même, et dirent : c’est notre affaire, c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs ! C’est nous les amis du concept, nous le mettons dans nos ordinateurs. Information et créativité, concept et entreprise : une abondante bibliographie déjà… Le marketing a retenu l’idée d’un certain rapport entre le concept et l’événement ; mais voilà que le concept est devenu l’ensemble des présentations d’un produit (historique, scientifique, artistique, sexuel, pragmatique…) et l’événement, l’exposition qui met en scène des présentations diverses et l’« échange d’idées » auquel elle est censée donner lieu. Les seuls événements sont des expositions, et les seuls concepts, des produits qu’on peut vendre. Le mouvement général qui a remplacé la Critique par la promotion commerciale n’a pas manqué d’affecter la philosophie. Le simulacre, la simulation d’un paquet de nouilles est devenu le vrai concept, et le présentateur-exposant du produit, marchandise ou œuvre d’art, est devenu le philosophe, le personnage conceptuel ou l’artiste. Comment la philosophie, une vieille personne, s’alignerait-elle avec des jeunes cadres dans une course aux universaux de la communication pour déterminer une forme marchande du concept, MERZ ? Certes, il est douloureux d’apprendre que « Concept » désigne une société de service et d’ingénierie informatique. Mais plus la philosophie se heurte à des rivaux impudents et niais, plus elle les rencontre en son propre sein, plus elle se sent d’entrain pour remplir la tâche, créer des concepts, qui sont des aérolithes plutôt que des marchandises. Elle a des fous rires qui emportent ses larmes.

Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, p. 15.

Guillaume Colnot, 15 fév. 2004
pudding

Entre leur doigts repliés, les mouchoirs blancs donnaient l’impression d’être à l’affût, n’attendant que l’occasion de se déployer et de s’élever jusqu’aux yeux pleins de larmes. Cette occasion se présentait en abondance. Même le prêtre au frais visage se forçait à entailler les alentours de ses lèvres repues de quelques plissements de chagrin et prenait l’air de celui qui, forçant une langue rétive, va chercher aux commissures de sa bouche le résidu d’un breuvage amer. Et lorsqu’il descendait lourdement jusqu’au bas des marches de l’autel pour s’y effondrer comme un pudding manqué et, accompagné par les borborygmes de son acolyte à la chevelure rousse, entonnait du fond de la poitrine : « Prions… », on ne voyait plus de la société tout entière qu’un indiscernable amas de crêpe et de drap noirs.

Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 17 janv. 2008
remuement

On a parfois le sentiment que le Castor entre dans l’action, l’engagement, la vie politique, avec d’autant plus d’ardeur qu’elle y trouve là une façon de n’être pas seule, de surmonter les tourments que causent le passage du temps, l’approche de la vieillesse, la peur de voir mourir Sartre. Dans la compagnie de Sartre, ou de leur amis des Temps modernes, et plus généralement, en sentant sous ses pieds le grand remuement de l’Histoire, elle prend pour quelque temps son parti de la fin qui guette toutes nos entreprises. On est là dans l’ordre des « vérités pratiques » (les vérités qui guident la « praxis »), ce qui soulage un temps de la charge d’exister et de penser l’existence. Vie politique, vie dangereuse : mais sans les méandres et les froids désespoirs de la vie affective. Car les Mémoires sont ainsi ponctués par ce rappel et cette insidieuse admonition : il faut supporter parce qu’on n’a plus assez d’énergie pour désespérer.

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, pp. 467-468.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2009
hameçon

De plus il y a toujours sa haine absolue des bijoux dont le tintement l’agace, la brillance l’aveugle et le coût le consterne. L’horrifient spécialement les boucles d’oreilles, dont l’hameçon planté dans la chair le glace, et plus encore les perles qui, par leur origine huîtrière et leur consistance lactée, lui répugnent sans mélange. Mais les personnes du sexe, n’y entendant rien et rivalisant de parures pour le séduire, jouent ainsi chaque fois un peu plus contre elles-mêmes avant de repartir bredouilles, cachant leur désarroi sous des œillades complices bien qu’éteintes, des rires pailletés mais détimbrés.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 89.

Cécile Carret, 11 oct. 2010
suppriment

La nature est l’esprit en tant qu’il s’est rendu étranger à lui-même, qui, en elle, est seulement dissolu, un dieu à l’image des bacchantes, qui ne se réfrène et ne domine pas ; dans la nature, l’unité du concept se dissimule.

Il faut que la considération pensante de la nature considère comment la nature est, en elle-même, ce processus consistant, pour elle, à devenir esprit, à supprimer son être-autre, — et comment, à chaque degré de la nature même, l’Idée est présente ; rendue étrangère à l’Idée par sa séparation d’avec elle, la nature est seulement le cadavre de l’entendement. Mais la nature n’est qu’en soi l’Idée, raison pour laquelle Schelling l’appela une intelligence pétrifiée, et d’autres, même, l’intelligence gelée ; cependant, le dieu ne reste pas pétrifié et trépassé, mais les pierres crient et se suppriment pour se faire esprit.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, pp. 347-348.

David Farreny, 28 fév. 2011
malaise

Il suffisait de refuser poliment. Au lieu de quoi j’ai montré mon hésitation, dans laquelle l’homme s’est engouffré. Allez, allez, a-t-il dit. J’ai commencé à comprendre que, lorsqu’il n’étouffait plus, il devenait jovial. J’entends qu’il avait un fond jovial. La femme, elle, avait l’air toujours triste, si bien qu’entre les deux je n’aurais pas su dire ce qui me semblait le pire, de la jovialité ou de la tristesse, sauf qu’en l’occurrence il ne s’agissait pas de choisir, il s’agissait de jovialité et de tristesse, l’une s’inscrivant en contraste avec l’autre, accusant l’autre, la rendant insupportable, sans parler du mélange des deux, évidemment, qui produisait de son côté un effet de malaise, incapable que se trouvait leur interlocuteur de savoir s’il devait s’apitoyer ou sourire, sachant que par ailleurs la jovialité n’a jamais fait, à ma connaissance, sourire personne.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 33.

Cécile Carret, 27 sept. 2011
forêt

Avons-nous avancé assez dans l’apparence

assez vu cette vie couler, couleur de vitre,

nous nous sommes blessés aux choses d’outre-monde

portes fermées, ô visions —

c’est la même chanson stupide et décevante

le même espoir avec des sources dans la voix

la même inexplicable envie d’un sanglot

dont on ne sait que faire.

Tous ces cheveux tombés et ces cils et ces ongles

laissés derrière nous, veux-tu qu’on s’en souvienne,

La nuit est là. Le monde meurt,

et la forêt est pleine de craquements nouveaux.

Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 252.

David Farreny, 3 juil. 2013
île

Seul comme Franz Kafka ? Seul comme Philippe Muray ?

Seul comme ? Seul comme ce qui n’a pas de comme.

Sens du soupir de Kafka…

J’ai été seul, et ma solitude je vous l’ai rendue inoubliable.

Solitude la plus basse, la plus noire, la moins romantique, pittoresque, littéraire qui soit. Solitude sexuelle. Tous les sexes ensemble d’un côté et moi de l’autre côté. Ma solitude repose sur leur mime sexuel commis en commun.

Même sur une île déserte, j’aurais toute l’île déserte contre moi.

Philippe Muray, « 6 février 1983 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 243.

David Farreny, 27 mai 2015
naît

On nous naît, déjà pas mal, maintenant

« accouche de toi-même mais en silence ! »

Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 17.

David Farreny, 28 fév. 2016
goût

Séparées à la naissance, ces jumelles se retrouvèrent à l’âge de 40 ans grâce à un dossier conservé par les services sociaux. Et là, grande émotion, si elles ne se ressemblaient en rien au physique, elles se découvrirent avec stupeur un goût commun pour la musique, les voyages et le cinéma !

Éric Chevillard, « vendredi 29 avril 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 29 avr. 2016

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