précarité

Il m’arrive de renoncer aux joies simples de l’existence par dégoût de ma précarité.

Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, p. 12.

David Farreny, 23 mars 2002
fixations

On se découvre alors des fixations farouches. Des choses ridicules — mes lunettes de lecture, un mouchoir, un certain instrument pour écrire — polarisèrent ma possessivité démente. Égarer provisoirement l’un d’eux me remplissait d’un désarroi frénétique, chacun de ces objets étant le rappel tactile d’un monde voué à bientôt s’effacer.

William Styron, Face aux ténèbres. Chronique d’une folie, Gallimard, p. 91.

Guillaume Colnot, 15 mai 2002
septembre

Comme j’hésitais, à l’instant, entre deux tournures pour une correction à mes phrases d’il y a quatre ans, j’ai marché sans y penser jusqu’à la fenêtre ouverte, et là j’ai dû m’asseoir sur la plus prochaine chaise, tant c’était beau.

Depuis deux jours on aperçoit les Pyrénées. Il fait un temps splendide. Le soleil est assez bas, à présent, de sorte que chaque feuillage, presque chaque branche, chaque bosquet, le moindre renflement de terrain, est accompagné dans la lumière par sa discrète réserve d’ombre. On voit s’élever aussi les premières fumées, qui, s’échappant d’entre les collines, marquent la profondeur du paysage, plan par plan. Le ciel est d’un bleu très pâle, à peine ourlé d’un blanc doré. La lumière est celle d’un septembre pour tous les septembres, le septembre absolu, autant dire l’éternité.

Ma vie a certes ses soucis, et même ses chagrins, mais, outre qu’elle n’est point malheureuse, ces temps-ci, elle a cette qualité à mes yeux incomparable de se dérouler presque tout entière dans la beauté — et parfois, comme ce soir, dans une beauté qui vous renverse, ou qui vous force à vous asseoir.

Renaud Camus, « samedi 28 septembre 2002 », Outrepas. Journal 2002, Fayard, pp. 443-444.

David Farreny, 3 juil. 2005
colère

Tout ce que tu dis dans la colère, le babouin l’a crié avant toi.

Éric Chevillard, Oreille rouge, Minuit, p. 128.

David Farreny, 20 nov. 2005
est

Voyons, toute forme ne repose-t-elle pas sur une élimination, toute construction n’est-elle pas un amoindrissement, et une expression peut-elle refléter autre chose qu’une partie seulement du réel ? Le reste est silence.

Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 107.

Cécile Carret, 13 mai 2007
nombre

Il leur a donc fallu une heure pour traverser le petit pré. Les voici, leur sang jeune a tenu bon, leurs corps excités et déjà épuisés, mais tendus par leurs plus profondes réserves vitales, ne s’inquiètent ni du sommeil ni de la nourriture dont on les a privés. Leurs visages mouillés, éclaboussés de boue, encadrés par la jugulaire, brûlent sous les casques tendus de gris et qui ont glissé en arrière. Ils sont enflammés par l’effort et la vue des pertes qu’ils ont éprouvées en traversant la forêt marécageuse. Car l’ennemi, averti de leur approche, a dirigé un feu de barrage de shrapnells et d’obus à gros calibre sur leur route, un feu qui a déjà éclaté dans leurs groupes en pleine forêt et qui fouette en piaillant, en éclaboussant et flamboyant, le vaste champ raviné.

Il faut qu’ils passent, les trois mille garçons enfiévrés venus en renfort, il faut qu’ils décident, par leurs baïonnettes, de l’issue de cet assaut contre les tranchées et les villages en flammes, derrière la ligne de collines, et qu’ils poussent l’attaque jusqu’à un point fixé par l’ordre que leur chef porte dans sa poche. Ils sont trois mille, pour qu’ils soient encore deux mille lorsqu’ils déboucheront devant les collines et les villages ; tel est le sens de leur nombre.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 815-816.

David Farreny, 16 juin 2007
littérature

Qu’est-ce que les choses signifient, qu’est-ce que le monde signifie ? Toute littérature est cette question, mais il faut tout de suite ajouter, car c’est ce qui fait sa spécialité : c’est cette question moins sa réponse. Aucune littérature au monde n’a jamais répondu à la question qu’elle posait, et c’est ce suspens même qui l’a toujours constituée en littérature : elle est ce très fragile langage que les hommes disposent entre la violence de la question et le silence de la réponse […]. L’histoire de la littérature ne sera plus alors l’histoire des réponses contradictoires apportées par les écrivains à la question du sens, mais bien au contraire l’histoire de la question elle-même.

Roland Barthes, « Essais critiques », Œuvres complètes (2), Seuil, p. 457.

David Farreny, 19 sept. 2009
signifiaient

Et même cette expérience prenait corps ; un jour de rien (où ne jouaient pas même les lumières changeantes, pas même le vent, ni le temps) c’était lui qui promettait la plénitude la plus grande. Il n’y avait rien et rien encore et toujours rien. Et ce rien et ce rien que faisaient-ils ? Ils signifiaient. Il y avait plus de choses possibles avec rien d’autre que la journée, bien, bien plus pour moi, comme pour toi.

Peter Handke, « Essai sur la journée réussie », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, pp. 175-176.

David Farreny, 31 oct. 2009
achever

Ainsi j’ai tenu. C’est pourquoi la fin de Primo Levi me peine et m’agace – oui, le mot peut surprendre, il est sincère. L’idée que cet homme a survécu à la déportation, qu’il a écrit au moins un grand livre, Si c’est un homme, sans oublier La Trêve et Le Système périodique, et qu’il se jette dans l’escalier cinquante ans après… C’est comme si les bourreaux avaient réussi, malgré l’amour et malgré les livres. Leur main a traversé le temps pour achever la destruction, qui ne cesse pas. La fin de Primo Levi m’effraie.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 35.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
autre

Il y a des années que je ne touche plus la femme qui a le courage de vivre avec moi. Ça ne m’empêche pas de l’aimer. Ça m’empêche d’en toucher une autre.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 50.

David Farreny, 24 mars 2012
grande

Mais ils sont partis, le soleil s’est couché rouge et énorme, et des milliers de chauve-souris sont sorties des sculptures et ont commencé à tournoyer dans le ciel où un gros volcan fumait à toute vapeur. Quelques cerfs-volants bougeaient dans le ciel. Je me suis assis sur un banc de bois d’une des gargotes qui garnissent l’entrée du temple. Des agneaux cherchaient de l’herbe entre les tables. Grande fatigue, grande paix, grand vide. J’ai senti à cet instant combien j’avais vieilli.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 123.

Cécile Carret, 28 juin 2012
religiosité

Religiosité contemporaine monstrueuse. Pourquoi ? Parce que plus personne, à moins d’être fou à lier, ne croit plus à la résurrection des corps ou à la vie éternelle. L’ennui, c’est que ce soit la seule croyance qui ait disparu. Tout le reste est intact, toute la religion est intacte. Or, c’était la seule croyance qui, parce qu’elle était réellement folle, justifiait la folie religieuse.

Philippe Muray, « 13 janvier 1991 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 409.

David Farreny, 23 fév. 2024

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