La sédentarité défiante, opiniâtre qu’on pratiquait était rationnelle.
Pierre Bergounioux, La puissance du souvenir dans l’écriture, Pleins Feux, p. 18.
Il avait toujours rêvé de n’être relié au monde que par un regard immobile et tenu, comme un filet d’eau qui ne tombe pas, ne se divise pas, mais renouvelle son équilibre et son silence. On ne le sut qu’après : son regard était un câble enroulé au treuil du fond des vases.
Michel Besnier, Un lièvre en son gîte, Folle Avoine, p. 75.
Latreille, le prince de l’entomologie, à qui sa passion sauva la vie. Prêtre réfractaire, il allait être jeté, avec d’autres, dans la cale d’un navire qui devait sombrer au large de la Gironde. Il occupait ses derniers instants à inventorier la faune du cachot. Un des geôliers, qui partageait cette curiosité, le met à part des condamnés. Un insecte — la nécrobie, « la vie dans la mort » — témoigne de cet événement.
Pierre Bergounioux, L’héritage. Pierre et Gabriel Bergounioux, rencontres, les Flohic, p. 33.
Nous ne finissons jamais de nous étonner que ce qui a été doive cesser d’être. Nous trouvons que bien des choses restent les mêmes : pourquoi dans ce cas devrait-il y avoir un changement en nous ? Cela crée une étreinte convulsive de tout ce qui est, l’impression d’un vide fallacieux dans tout ce que nous voyons. Au lieu du sentiment plein et charnu de la jeunesse goûtant à l’existence et à chaque objet qui la compose, tout est plat et insipide — un sépulcre blanchi, beau à l’extérieur, mais empli par la voracité et toutes les impuretés au-dedans. Le monde est une sorcière qui nous paie avec des faux-semblants et des apparences trompeuses. La simplicité de la jeunesse, l’attente confiante, les transports infinis s’en sont allés ; nous songeons seulement à nous en sortir du mieux que nous pouvons, sans trop de malheur et de désagrément. La fièvre de l’illusion, et même le souvenir complaisant des joies et des espoirs d’autrefois, sont passés ; si nous pouvons nous glisser hors de la vie sans indignité, nous en tirer avec une légère infirmité physique et disposer notre esprit au calme et à la tranquillité d’une nature morte avant de retourner au néant corporel, c’est le plus que nous pouvons attendre.
William Hazlitt, Sur le sentiment d’immortalité dans la jeunesse, Allia, pp. 44-45.
L’absence dure, il me faut la supporter. Je vais donc la manipuler : transformer la distorsion du temps en va-et-vient, produire du rythme, ouvrir la scène du langage […]. L’absence devient une pratique active, un affairement (qui m’empêche de rien faire d’autre) ; il y a création d’une fiction aux rôles multiples (doutes, reproches, désirs, mélancolies). Cette mise en scène langagière éloigne la mort de l’autre […]. Manipuler l’absence, c’est allonger ce moment, retarder aussi longtemps que possible l’instant ou l’autre pourrait basculer sèchement de l’absence dans la mort.
Roland Barthes, « L’absent », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 22.
Korbous. Les maisons ici, les coupoles, les balustrades souffrent d’une sorte d’érosion par excès, surbadigeonnées de blanc. Les formes s’empâtent ainsi et s’arrondissent de couches successives qui font comme des déformations articulaires, créant une harmonie rugueuse dans ce rêve de neuf que tout contredit.
Gérard Pesson, « mardi 30 juillet 1996 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 242.
tout ce métal tout ce granit tous ces étais
pour que tienne le pariétal
quand tu ne craindras plus les eaux
tu t’appuieras au fond du crâne
comme à ce mur chaud
qui fait oublier le glaucome du soleil
et regarderas devant
Michel Besnier, Humeur vitrée, Folle Avoine, p. 39.
Mais que révèle la photographie d’un visage ? Nous y voyons une certaine organisation des traits, partant d’un patron commun, des variations personnelles – audacieuses parfois – autour d’un principe élémentaire duquel il s’agit cependant de ne point trop dévier ou bien le cliché figurera dans un de ces recueils pour amateurs que l’on consulte dans les bibliothèques des cabinets de curiosités. Mais notre secret reste bien gardé.
Que fait cet homme ainsi absorbé, retiré dans les profondeurs de sa conscience ? Vous le voyez bien : il s’expose. Mais que fait-il alors, ainsi exposé ? Vous le voyez bien : il se cache.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 72.
Céline : ce qu’aucune gauche ne peut lui pardonner — avoir créé chez elle un désir pour lui. Sinon, on est de droite, et l’affaire est réglée. Elle vous laisse même tranquille. Mais si vous avez réussi à vous faire désirer avant de lui annoncer qu’elle était pour ainsi dire toujours-déjà plaquée par vous, alors elle vous poursuivra de sa haine éternelle pour non-réalisation du contrat, trahison, découragement d’illusion. En somme, se faire aimer de la gauche puis se dévoiler. À partir de ce moment-là, on devient inoubliable.
Philippe Muray, « 1er mars 1982 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 162.
On dirait que la matière, jalouse de la vie, s’emploie à l’épier pour trouver ses points faibles et pour la punir de ses initiatives et de ses trahisons. C’est que la vie n’est vie que par infidélité à la matière.
Emil Cioran, « Aveux et anathèmes », Œuvres, Gallimard, p. 1023.