« maintenant si jamais je te vois c’est toujours
comme une clé vivante. tes seins tes reins ta bouche
ce beau butin de nuits de portes et de joies.
comme une clé toute simple. un chiffre. une musique.
et le cours des choses va. on s’en étonne. les gens
qui songent à leur maison leur jardin leur enfance
les morts impersonnelles de petits fleuves des riens
des moments chaleureux des voyages et des actes
parfaitement accomplis. mais toi quand je te vois
verticale et brillante comme un astre de mai,
réelle : je deviens terre et vent je suis ta nuit
avec ses arbres et ses mots en mouvement
ce battement de voyelles parmi les tournesols
tes mains tes yeux ton jour comme une poignée d’oiseaux. »
Lionel Ray, « Célébration », Le nom perdu, Gallimard, p. 78.
Sur deux hauts tabourets non contigus, un couple désemparé, assis au bar, affalé plutôt, oreilles dans la paume de la main, coudes repliés, nez sur les verres, était trop las pour échanger encore les arguments flaccides d’une dispute éculée, filée au long d’un week-end raté. Une femme un peu ample, un peu blonde, un peu pas jeune, contemplait de sa caisse à travers les grandes baies nues, arrondies, le gris panorama et elle répétait pour elle-même, à de réguliers intervalles : « Ah non, ce temps, j’vous jure… » J’ai acheté là quelques cartes postales racornies, aux couleurs « faites main ». Je les ai maintenant sous les yeux. Elles rendent bien l’esprit du lieu. La salle à manger de l’hôtel, légèrement tremblée comme par un soupçon que peut-être on ne dort pas, est vraiment une vision de cauchemar. Mais la Promenade en pédalo sur le lac (circa 1953) fouaille mieux encore la mémoire hallucinée. Le pédalo est flanqué à chaque bord par la haute silhouette d’un cygne de bois, au bec orange dont l’orange glisse un peu vers les sapins du fond. La souriante promeneuse — et pourtant elle sait, cette femme sait quelque chose, et moi d’elle, de ses malheurs vers 1961 — a un chemisier bleu, son ami une chemisette verte et les cheveux très calamistrés. Passe à l’arrière-plan, sur l’embarcadère blanc du Chalet de la Plage, une jeune famille d’au moins cinq enfants. La plus jeune des petites filles porte une jupe du même vert cru que la chemisette du si bien coiffé pédaleur. On sent qu’on se battra pour elle, à la sortie de bals de village, les samedis soirs.
Renaud Camus, Buena Vista Park, Hachette/P.O.L., pp. 63-64.
Une poche me brasse. Pas de fond. Pas de portes, et moi comme un long boa égaré. J’ai perdu même mes ennemis.
Oh espace, espace abstrait.
Calme, calme qui roule des trains. Calme monumentalement vide. Plus de pointe. Quille poussée. Quille bercée.
Évanoui à la terre…
Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 490.
De nouveau la peine, le gouffre béant dont notre chemin suit l’arête.
Pierre Bergounioux, « vendredi 25 septembre 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 74.
Lorsque nouvellement
Dans l’intime du cœur
Naît un désir d’amour,
Languide et las se fait sentir ensemble
Un désir de mourir :
Comment, je ne le sais, mais tel est
D’amour puissant et vrai le premier fruit.
Peut-être apeure les yeux
Ce désert : pour lui, le mortel
Désormais voit peut-être la terre
Inhabitable, sans cette
Neuve, seule, infinie
Félicité qui lui peint l’âme ;
Mais, par elle, en son cœur pressentant
La tempête, il aspire à la paix,
Aspire à jeter l’ancre,
Face au féroce désir
Qui déjà gronde et partout, partout, jette la nuit.
Giacomo Leopardi, « Amour et mort », Chants, Flammarion, p. 195.
(Seules les 2 à gauche de l’entrée ont des nappes, celles où on a installé les rupins surveillés de près, avec les coupes de glace tenues par de fines spirales de doigts, sur lesquelles surnagent des nœuds de cravate en zeste de citron : LUI affichant cette componction et cette très-digne fadeur si inestimable dans les emplois de la fonction publique (en fait si con que s’il devait travailler en indépendant, il n’arriverait même pas à vendre des glaces en enfer !) ; ELLE du genre à vous planter, à peine arrivée au camping, des petites fleurs jaunes devant la tente, avec l’obligatoire pomme de pin posée à côté.)
Arno Schmidt, « Tambour chez le tsar », Histoires, Tristram, p. 151.
Telle fut, je crois, la première pensée qui se leva en moi lorsque je finis par éprouver comme une chose gênante et indécente ma propre existence au sein de l’entière blancheur. Je sentis péniblement la matérialité de mon corps qui faisait obstacle à la toute paisible et pacifiante expansion du blanc. Je me découvris singulier, hétérogène, rejeté du cœur absent de ce monde nullifié que je contemplais, certes, mais qui ne m’était pas donné en partage. Et dans le désert d’être qui se perdait en ses propres lointains sans forme, sans couleur et sans substance, ma présence, infiniment chétive, faisait injure au néant.
Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 76.
On ne sait pas qui l’on est mais on sent bien que la place n’est pas libre, le choix indifférent. Il y a quelque chose avec quoi il faut compter, des antécédents ignorés, inéluctables, une profondeur vertigineuse au creux des instants. Des âmes s’entremêlent à la nôtre, sont elles quand nous n’avons pas encore fait réflexion que nous sommes.
Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 24.
Je tourne en vain autour d’un souvenir très flou, peut-être imaginaire, d’une terrasse en Périgord, un jour d’hiver — mais c’était peut-être au printemps : il suffit que ce ne soit pas pendant la saison. Ici, dans le parc, les jardiniers taillent les haies. Il fait assez frais, mais très beau. Marcher sur la terrasse, au-dessus du viale, entre la villa et ma maison, leurs travaux d’un côté, donc, et de l’autre la ville… Il n’y a pas dans l’année d’époque moins touristique, à Rome. On n’aperçoit pour ainsi dire pas d’étrangers, le long des rues. Ce silence, cette lenteur, cette tranquillité, cette merveilleuse ordinaireté de la beauté, ce pourrait donc être la vraie vie ? Un jour si beau être cette chose si rare, un jour comme un autre ?
Renaud Camus, « mardi 3 février 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., p. 42.
Puis il resta assis, dans sa voiture, sans démarrer. La pluie nocturne, ici, frappait le toit tout autrement. De plus, c’était son habitude de rester comme cela, assis quelque part, de regarder par le pare-brise ou de lire. Lorsqu’il voyageait encore beaucoup, il avait souvent vu des gens assis tout seuls dans leur voiture sans rien faire ou en train de lire, la plupart du temps, au pied de falaises, tournés vers l’ouest, avec ou sans coucher de soleil, il avait pris cela pour modèle.
Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 73.
Si l’on ouvre au hasard l’une des études sur Kafka parues depuis les années 1950, il est presque incroyable de voir à quel point elle s’est couverte de moisi et de poussière, cette littérature secondaire existentialiste, théologique, psychanalytique, structuraliste, post-structuraliste, fondée sur l’esthétique de la réception ou la critique systémique, à quel point chaque page résonne du cliquetis fastidieux de la redondance.