Me soupçonner, c’est mon métier. J’y suis plutôt meilleur que d’autres. Mais je connais mieux le dossier que la plupart.
Renaud Camus, « entretien avec Philippe Mangeot », Corbeaux. Journal 9 avril-9 juillet 2000, Impressions Nouvelles, p. 263.
On dirait qu’il commence à s’ennuyer. Or l’ennui, Ravel connaît bien : associé à la flemme, l’ennui peut le faire jouer au diabolo pendant des heures, surveiller la croissance de ses ongles, confectionner des cocottes en papier ou sculpter des canards en mie de pain, inventorier voire essayer de classer sa collection de disques qui va d’Albéniz à Weber, sans passer par Beethoven mais sans exclure Vincent Scotto, Noël-Noël ou Jean Tranchant, de toute façon ces disques il les écoute très peu. Combiné à l’absence de projet, l’ennui se double aussi souvent d’accès de découragement, de pessimisme et de chagrin qui lui font amèrement reprocher à ses parents, dans ces moments, de ne pas l’avoir mis dans l’alimentation. Mais l’ennui de cet instant, plus que jamais démuni de projet, paraît plus physique et plus oppressant que d’habitude, c’est une acédie fébrile, inquiète, où le sentiment de solitude lui serre la gorge plus douloureusement que le nœud de sa cravate à pois. Je ne vois qu’une solution : appeler Zogheb.
Jean Echenoz, Ravel, Minuit, p. 65.
Je vois certains jours, je vois et je fais en silence, je fais un grand, grand polyèdre qui à partir du plancher occupe une bonne partie de ma chambre, un grand polyèdre, presque une sphère, non pas presque, mais en route vers la forme sphère. En route depuis longtemps, faite et refaite nombre de fois et encore à refaire.
Les multiples faces, je les brise et ainsi augmente leur nombre et diminue l’écart qui la sépare de la forme sphère.
Ainsi, à vrai dire, assez grossièrement, je galbe, je cintre ce volume pseudosphérique… qui résiste.
Il me reste encore, il me reste toujours des surfaces à écraser davantage. Dès que j’ai une demi-heure de libre j’y reviens et me donne ainsi beaucoup de mal, espérant arriver à une meilleure approximation de sphère, mais la sphère s’étend, devient plus grande et conséquemment les faces, les faces que je dois à nouveau briser, presque émietter, de façon à en faire presque des facettes (ce serait déjà mieux) ; mais combien de milliers, de milliers et de milliers de facettes faudra-t-il que je fasse ? Si nombreux et détaillés que soient les écrasements, et duplications des faces en faces plus petites, il semble qu’il y ait des régions de la presque sphère, où le travail d’arrondissement est à peine commencé. La sphéricité de la masse, décidément j’en suis loin encore.
Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 532.
À titre personnel, je préfère les personnages « entre deux âges » ; je ne me suis jamais intéressé — et ne m’intéresse toujours pas — aux riches, ni aux pauvres, ni aux hommes politiques, ni aux délinquants, ni aux artistes (mis à part le cas particulier de l’artiste raté, qui me paraît emblématique : on est tous un peu ratés, on est tous un peu artistes). En matière de description sociale, je suis définitivement classes moyennes ; mais ce concept social-démocrate n’a peut-être aucun sens en zone parfaitement libérale. Au milieu de l’aéroport de Houston, juste avant de m’envoler vers l’Europe, je prends clairement conscience qu’au-delà des différences dans la mise en œuvre de nos deux stratégies, on peut probablement y déceler un même objectif : viser en plein centre.
Michel Houellebecq, « Compte rendu de mission : viser en plein centre », Lanzarote, Flammarion, p. 69.
Si j’avais utilisé l’inceste pour montrer une voie possible conduisant au bonheur ou à l’infortune, j’aurais agi en didacticien à succès débiteur d’idées générales. En réalité, je me moque absolument de l’inceste sous quelque forme que ce soit. J’aime absolument le son « bl » dans « sibling », « bloom », « blue », « bliss », « sable ».
Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 141.
L’été ne craint pas la mort comment
le pourrait-il. Toute une famille
sémillante et colorée s’en remet à l’été
Chimère que l’été Folie
mais oser s’y soustraire…
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 77.
… Or il y avait un si long temps que j’avais goût de ce poème, mêlant à mes propos du jour toute cette alliance, au loin, d’un grand éclat de mer — comme en bordure de forêt, entre les feuilles de laque noire, le gisement soudain d’azur et de ciel gemme : écaille vive, entre les mailles, d’un grand poisson pris par les ouïes !
Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 263.
J’entendis plus tard frère Othon dire de nos jours passés chez les Maurétaniens, qu’une erreur ne devient une faute que si l’on persiste en elle. Ce propos me semblait encore plus vrai, quand je songeais à la situation où nous nous trouvions alors, à l’époque où cet ordre nous attirait. Il est des temps de décadence, où s’efface la forme en laquelle notre vie profonde doit s’accomplir. Arrivés dans de telles époques, nous vacillons et trébuchons comme des êtres à qui manque l’équilibre. Nous tombons de la joie obscure à la douleur obscure, le sentiment d’un manque infini nous fait voir pleins d’attraits l’avenir et le passé. Nous vivons ainsi dans des temps écoulés ou dans des utopies lointaines, cependant que l’instant s’enfuit. Sitôt que nous eûmes conscience de ce manque, nous fîmes effort pour y parer. Nous languissions après la présence, la réalité, et nous serions précipités dans la glace, le feu ou l’éther pour nous dérober à l’ennui.
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 35.
Cracovie, où les cuisses miraculeuses s’ouvrent !
Cracovie, c’est l’espionne au poteau d’exécution !
Mais les soldats ne tireront pas.
Sa furie a désemparé la grossière mécanique du temps.
Les hommes recommenceront la vie en sens inverse,
L’officier redeviendra sperme au delta putride de sa mère.
Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 63.
Pour manger frais ton pain rassis, fais un petit effort de mémoire.
Éric Chevillard, « mercredi 17 décembre 2014 », L’autofictif. 🔗
Si cela était vrai, que gagnerions-nous à la fin ? Rien qu’une vérité nouvelle. Nous avons déjà assez d’anciennes vérités à digérer, et même celles-là, nous ne serions tout bonnement point capables de les supporter, si nous ne les rehaussions parfois du goût des mensonges.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 252.
Au fond, le politique ne m’intéresse que par misanthropie, dans une saine distance ou la contemplation fascinée de la bêtise humaine, et je ne me sens pas entièrement désigné par la définition fondatrice de la pensée politique occidentale — celle d’Aristote qui, dans sa Politique, dit que « l’homme est naturellement un animal politique, destiné à vivre en société ». Qu’on me permette de préférer ce qui suit, dans la même phrase : « Celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance, ne fait partie d’aucune cité est une créature dégradée ou supérieure à l’homme. » Soyons donc dégradés ou supérieurs, ou trouvons notre supériorité dans cette forme singulière de dégradation qu’est le fait de s’écarter de la dimension naturelle du politique, puisque l’État me garantit une liberté qui n’est en vérité qu’un champ de restrictions juridiques.
Richard Millet, « 5 », Désenchantement de la littérature, Gallimard.