Cela fait mal de vivre, mais de loin. Sentir n’a pas d’importance. Deux ou trois devantures s’allument.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 97.
Si l’on n’y prend garde, on n’aura pas été de son temps. On sera resté en-deçà de soi-même, étranger à sa possibilité présente. On aura vécu au passé.
Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, p. 9.
Une poche me brasse. Pas de fond. Pas de portes, et moi comme un long boa égaré. J’ai perdu même mes ennemis.
Oh espace, espace abstrait.
Calme, calme qui roule des trains. Calme monumentalement vide. Plus de pointe. Quille poussée. Quille bercée.
Évanoui à la terre…
Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 490.
La neige sur les toits millier de pages
une bande d’étourneaux les notes de Satie
une à une dans l’hiver comme un pincement
les années qui s’ébattent s’emboutissent
déferlement d’inclassables saisons. Cette
promenade toujours refusée par l’Amour menu !
Le coteau n’était-il pas de neige lui aussi
cela devient historique mais vivrais-je cent ans
que rien de plus ne sortirait de ce petit
cadavre. Enfin Jeanne souvenez-vous, Chinon ?
Jean-Pierre Georges, Dizains disette, Le Dé bleu, p. 76.
Le Passé est une fatalité à rebours.
Jean-Paul Sartre, « Ontologie de la temporalité », L’être et le néant, Gallimard, p. 186.
Le public, au fond, c’est comme le peuple dans la démocratie, un « grand animal » difficile à manœuvrer ; il faut s’y prendre tantôt par la ruse, tantôt par la force ; exercer sur lui ce que la vieille rhétorique appelait captation benevolentiae, « l’effort pour se concilier la bienveillance ». Le Castor y répugne, par droiture, par honnêteté, et aussi parce que sa conviction profonde est que la vérité n’a pas à être acceptée ou refusée : la vérité s’impose d’elle-même, et impose par sa nature propre l’adhésion — sauf évidemment à ceux qui sont de « mauvaise volonté » ou de « mauvaise foi ».
Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, p. 484.
Lorsque deux sujets se disputent selon un échange réglé de répliques et en vue d’avoir le « dernier mot », ces deux sujets sont déjà mariés : la scène est pour eux l’exercice d’un droit, la pratique d’un langage dont ils sont copropriétaires ; chacun son tour, dit la scène, ce qui veut dire : jamais toi sans moi, et réciproquement. Tel est le sens de ce qu’on appelle euphémiquement le dialogue : ne pas s’écouter l’un l’autre, mais s’asservir en commun à un principe égalitaire de répartition des biens de parole. Les partenaires savent que l’affrontement auquel ils se livrent et qui ne les séparera pas est aussi inconséquent qu’une jouissance perverse (la scène serait une manière de se donner plaisir sans le risque de faire des enfants).
Roland Barthes, « Faire une scène », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 243.
Réveillé à six heures du matin aujourd’hui, à deux heures de l’après-midi hier ; entrant donc dans la journée à l’improviste, suis resté frappé de ce que les premiers beaux jours révèlent des destinées tout autres, très lisibles, qui auraient pu être les nôtres si tout avait mieux tourné, absolument comme les vues aériennes en période de sécheresse permettent de révéler des substructions antiques.
Gérard Pesson, « samedi 9 mai 1998 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 296.
C’est incontestable, on a parfois besoin d’autrui. Je n’aurais jamais réussi à m’ennuyer comme ça tout seul.
Éric Chevillard, « mardi 21 mai 2013 », L’autofictif. 🔗
Les jours rallongent et je ne suis pas prêt.
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 155.
Nous avons parfois l’impression qu’en déchirant deux ou trois vieilles lettres et quelques factures payées, nous allons régler notre situation et être heureux pour toujours.
Baldomero Fernández Moreno, « Air aphoristique », Le papillon et la poutre.