Paul me terrorise absolument. Je sens si précaire le peu de faveur qui me reste auprès de lui que le moindre retard lui servirait de prétexte à rupture, ou de motif supplémentaire d’exaspération en tout cas. Aucune nouvelle de lui depuis des semaines. Il est vrai que je ne lui en ai pas donné non plus. Au concours de silence, je gagne toujours.
Renaud Camus, « jeudi 9 janvier 2003 », Rannoch Moor. Journal 2003, Fayard, p. 20.
Paresse : rêve sans fin qui rêve indérangée
la vie, parenthèse fluide
Alentour, projets, plans, départs,
Des édifices tombent, montent, remontent,
Paresse rêve
sur son puits qui s’approfondit
Henri Michaux, « Déplacements, dégagements », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1320.
Mes oreilles bourdonnaient, je n’étais plus à moi. Il y a une longue ligne droite après la sortie du bourg, plus loin que les noyers, avant les bois, tout entourée de grands champs ; mon regard durement fouillait ces champs, se portait aux confins, remontait aux lisières, tous lieux où mille fois naissait Yvonne dans ses bas, blanche, les reins nus dans le froid, mordue, jetée hors du bois dans les sévices de l’hiver et de mon esprit.
Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.
Ils avaient toujours adoré organiser des réunions, avec ou sans Cayel. Il y avait un début, on s’y mettait, les participants arrivaient au compte-gouttes, meublaient. On parlait d’autre chose en attendant les retardataires. Les rôles s’inversant de la connaissance spécifique qu’on avait de l’angle d’une affaire, chacun pouvait prendre la parole. Certains brillaient d’une éloquence inattendue, leur sujet les motivant. D’autres s’écoutaient parler, une fesse au bord du bureau, allant même jusqu’à marcher de long en large. Il y avait parfois débat. Quelqu’un cochait un bloc à mesure que les obstacles d’un problème se levaient. Le bureau s’animait de l’impression de maîtriser des problèmes. Des discussions pouvaient traîner jusqu’au déjeuner, pris ensemble. Car la faim venait en même temps, preuve d’une collaboration sinon d’une concordance. Quelqu’un disait : « Bon, allons déjeuner » ou mieux « Et si on allait déjeuner » ou mieux encore « Et si on allait en parler à table », des phrases qu’ils attendaient, qui faisaient plaisir, et la sensation d’avoir avancé, de connaître un appétit sain, de se nourrir pour une bonne cause. Pour ces réunions où jamais ils ne furent plus de quatre, ils détachaient les chaises des bureaux, les disposaient devant un tableau de papier et là, se suivant, alternant, ils prenaient la parole, le gros feutre, exposaient, concrétisaient noir sur blanc les grandes lignes de ce que serait le travail des prochains jours, des plans avec des configurations inintelligibles pour qui arriverait maintenant, des flèches aussi, ils aimaient bien, et des schémas, des sigles, des chiffres qu’ils totalisaient. Veste ôtée, en bras de chemise, l’été.
Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 167.
« Tout a une fin », j’entends cette sentence éculée sur le trottoir devant la boulangerie ; elle entre en moi neuve et scintillante comme une épée.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 26.
On le voit, ce ne sont pas des projets étriqués car il ne convient à Grégor que d’affronter de vastes dimensions. Très tôt, parmi celles-ci, lui vient la certitude qu’il ferait bien par exemple un petit quelque chose avec la force marémotrice, les mouvements tectoniques ou le rayonnement solaire, des éléments comme ça – ou, pourquoi pas, histoire de commencer à se faire la main, avec les chutes du Niagara dont il a vu des gravures dans des livres et qui lui semblent assez à son échelle. Oui, le Niagara. Le Niagara, ce serait bien.
Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 15.
cette vision nocturne d’un homme qui va
en poussant devant lui une espèce de manche
au bout duquel se trouve une longue guenille
promenée aux rigoles de la rue déserte
cette vision lugubre au milieu de la nuit
de la réalité nocturne du quartier
un homme noir qui pousse ce long instrument
sur le revêtement de la rue bitumeuse
un être appartenant à l’existence humaine
promène dans la nuit une espèce de manche
au bout duquel se trouve une longue guenille
qui passe dans la rue et rassemble l’ordure
oh ! la tranquillité du geste répété !
oh ! la répétition des crasses rejetées
chaque jour sur la rue anonyme où déjà
la pute a disparu parce qu’il se fait tard !
j’ai fermé la fenêtre et baissé le volet
j’ai tiré les rideaux j’ai éteint la lumière
et par le noir de mon cerveau j’ai essayé
d’attraper quelque chose comme un somnifère
pour m’enfoncer au rêve que mon cœur espère
William Cliff, « Hôtel Balima », Immense existence, Gallimard, pp. 38-39.
Connaissance totale de soi-même. Pouvoir encercler l’étendue de ses capacités, comme la main enveloppe une petite balle. Prendre son parti de la plus grande déchéance comme de quelque chose de connu, à l’intérieur de quoi on reste encore élastique.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 254.
Alors que d’habitude je changeais constamment de pas, m’écartais à contretemps, me heurtais, je marchais maintenant avec les autres, et chacun de mes pas, si inhabituelle que fût la densité humaine, trouvait du jeu sur l’asphalte. Enfin je ne trottais ni ne traînais les pieds (comme tous dans les couloirs de l’internat), mais avais ma démarche, avançais en me balançant sur la plante des pieds qui déroulait, sensible, la succession des orteils, du métatarse et du talon, envoyais au passage de petits objets sur le côté, avec le sentiment d’effronterie tranquille qui, je l’éprouvai alors dans le recommencement, avait autrefois caractérisé mon enfance.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 104.
L’auteur de ces lignes participant de toutes ses forces à la surproduction actuelle est sans doute mal placé pour s’en offusquer (ou voudrait-il se débarrasser d’encombrants rivaux ?), mais six cent romans publiés en septembre et octobre, voilà qui paraît légèrement excessif au regard de la soif de lecture de nos contemporains. C’est renverser l’océan sur un buvard puis faire encore pipi derrière.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 36.
Mes chers, je n’ai pas besoin du veilleur de nuit, n’en suis-je pas un moi-même quant à la somnolence, aux déambulations nocturnes et au tempérament frileux ? Vous chauffez-vous convenablement au soleil ? Cherchez-moi s’il vous plaît pour l’été ou l’automne un endroit où on vit à la mode végétarienne, où on est continuellement bien portant, où même seul on ne se sent pas abandonné, où même une bûche comprend l’italien, etc., bref, un bel endroit impossible. Adieu. On pense beaucoup à vous.
Franz Kafka, « lettre à Elsa et Max Brod (4 février 1913) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 706.
Notre intelligence, certes, élucide les énigmes, éclaire les zones d’ombre, démêle les imbroglios les plus complexes, mais tout aussi sûrement on peut compter sur elle pour embrouiller les situations simples et trouver des nœuds dans l’eau.
Éric Chevillard, « mercredi 12 juin 2013 », L’autofictif. 🔗