Nous avons besoin de métaphores inédites ; quelque chose de religieux intégrant l’existence des parkings souterrains.
Michel Houellebecq, Le sens du combat, Flammarion, p. 26.
Napoléon, dans sa conviction que le bien n’était pas ce qui était bien mais ce qui lui passait par la tête, écrivit à Koutouzov les premiers mots qui lui étaient venus à l’esprit et qui n’avaient aucun sens.
Léon Tolstoï, La guerre et la paix (2), Hazan, p. 451.
Premièrement, Palafox peut rester jusqu’à quatre-vingt-dix minutes sous l’eau. C’est le privilège des amphibies, ayant le choix entre notre monde et les abysses, on les voit peu.
Éric Chevillard, Palafox, Minuit, p. 114.
Je suis un conservateur. Je veux conserver le monde tel qu’il est, non parce qu’il me paraît bon — au contraire, je le juge ignoble — mais parce que je suis dedans et que je ne puis le détruire sans me détruire avec lui.
Jean-Paul Sartre, « vendredi 6 octobre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 101.
Ils cassent toutes les pierres, soi-disant pour voir comment fut fait le monde. On leur montre une majestueuse pyramide de rochers, et c’est au mieux un laccolithe : parle-t-on d’un glacier, ils deviennent pensifs et débattent sur la possibilité qu’il offre de contenir ou non des habitants d’un village lacustre avec leur loulou-des-tourbes (joli nom, ça).
À mi-chemin entre Dombas et Jerkin, un pauvre bloc de pierre sur lequel je m’étais assis excita ces messieurs au plus haut point ; je dus bel et bien me lever et laisser mon siège à leur voracité : tandis qu’ils le cassaient en morceaux, ma personne s’éclipsa en catimini ; semel in anno licet insanire.
Si donc j’évite si possible les géologues, il n’en demeure pas moins que j’aime leur science, surtout à la fin de l’automne. (Frau Doktor prêtait l’oreille derrière une nébuleuse d’Orion de fumée de cigarettes ; autrement non plus on n’aurait pu voir ses yeux, car bien sûr elle portait des lunettes.)
Arno Schmidt, « Histoire racontée sur le dos », Histoires, Tristram, p. 54.
Qu’est-il arrivé entre-temps ? Du temps. Je ne suis ni plus riche ni plus fameux, ni plus aimé, ni plus sage — tout juste un peu plus mélancolique, sans doute. J’ai oublié beaucoup de choses que je savais, j’en ai appris quelques autres, que je vais oublier pareillement.
Il faudrait voyager. Le voyage étire le temps. Il donne une couleur aux années. D’ici tout se confond.
Renaud Camus, « vendredi 1er mai 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 192.
Le monde est une construction transitoire. Il naît de nos actes. Nos mains, notre esprit lui confèrent, jour après jour, sa consistance et ses contours, ses permanences, son devenir.
Son sens, s’il est sujet à varier, c’est parce que, pour peu de temps, encore, nous sommes divers, tributaires d’un passé distinct, porteurs de dispositions à la fois spéciales et génériques, élaborées au creuset des États-nations qui se formèrent au seuil des Temps modernes. Il se peut que la mondialisation engendre bientôt un homme global, hédoniste et calculateur, surinformé, cosmopolite, interchangeable, affranchi des vieilles attaches qu’on avait avec un lieu, des proches, une patrie, lavé des particularités archaïques qui faisaient la diversité de l’espèce.
L’anthropologie, bientôt, sera sans objet, l’histoire, celle des groupes industriels et financiers aux prises pour la domination du marché, le destin des peuples, un simple compte d’exploitation. Nous sommes à la veille d’une ère planétaire qui verra les standards néo-libéraux supplanter l’infinie bigarrure des civilisations accrochées, comme les plantes, les roches, les bêtes, à un repli de la terre où elles avaient fleuri et fructifié.
Pierre Bergounioux, « Italie », Les restes du monde, Fata Morgana, pp. 43-44.
Autun. L’électricien aux yeux noyés, une vieille belette. Les enfants le houspillent.
« Comment qu’ça va, missieur J. ?
– Tout doux, tout doux, du Giraudoux. »
À minuit la salle se vide dans un tonnerre, trop d’images dans la tête. On se retrouve tout seul avec 500 mètres à rembobiner.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 59.
À ses moments de lucidité, il ne voit personne, ne parle à personne. Ses moments de lucidité sont nombreux. Le calme règne. Ce n’est que très rarement qu’une lucidité supérieure illuminante lui enjoint de se montrer sociable et communicatif comme on doit l’être. Brève ébriété mais erreur funeste. Une ou deux soirées suffisent et c’est la banqueroute : tous ses gains perdus d’un coup.
Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », « Théodore Balmoral » n° 71, printemps-été 2013, p. 119.
Feu de bois, sois mon chat ; étends-toi sur moi.
Gratte ta gorge et gronde et fredonne.
Tantôt tu bouscules dans les coins cachés les ombres qui font peur.
Tantôt tu roules et tu détends ton ventre fourré d’ambre
Où les mains te taquinent. Allonge ton corps languide et ronronne.
Ou bien arque ton dos, les yeux remplis de lueurs d’or,
Effraye-toi, aie peur de moi et de ma chambre qui bat les secondes.
Nous pourrions être seuls, plus que nous le sommes, mais jamais étrangers.
Nous sommes armés contre tous les dangers.
Bondis sur le silence, bondis sur la souris
Des menus chagrins, trop fine et trop lustrée.
Chasse de chez moi les brisures de rêves
En roulant du fond de ta gorge ton tambour de guerre
Arque, crache, fouis ; mais ne bondis pas sans me le dire
Sur le matin au ciel de plumes tigrées
Car j’aime toujours les jeunes vents bleus ; car toujours
Le matin je nourris de ma fenêtre la grive musicienne.
N’est ineffable ou indicible que la chose dont j’ignore le nom. Et même, avec les mots dont je dispose, je peux élaborer la périphrase qui colmatera cette lacune lexicale. Le sentiment, assez commun, de vivre ou d’éprouver des expériences que le langage humain ne saurait décrire relève plutôt, je le crains, d’une exaltation proche de celle qui nous fait appréhender parfois, croyons-nous, l’existence de Dieu ou la présence des morts, une espèce d’illusion mystique qui a pour unique fondement notre incapacité à nous résoudre à n’être que ce que nous sommes, des animaux mortels, certes fines mouches et rusés renards, mais plantés dans nos corps et dans ce monde sans issue.
Éric Chevillard, « mercredi 13 novembre 2013 », L’autofictif. 🔗