Il y a un âge où on ne rencontre plus la vie mais le temps. On cesse de voir la vie vivre. On voit le temps qui est en train de dévorer la vie toute crue. Alors le cœur se serre. On se tient à des morceaux de bois pour voir encore un peu le spectacle qui saigne d’un bout à l’autre du monde et pour ne pas y tomber.
Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 139.
Tant de visages ressemblent à tant d’autres visages. Visages de régiment, de foule, visages pour l’énumération et l’hécatombe. Visages qui n’ont pas rencontré le poing. Visages qui ne savent exprimer que des sentiments communs. Visages qui ne connaissent que la moue et l’écarquillement. Visages qui diront ho ! puis qui diront ah ! et jamais autre chose. Visages sans vestiges. Visages qui n’ont jamais rencontré le poing.
Éric Chevillard, « Une rencontre », Scalps, Fata Morgana, p. 72.
Il ne se passe rien, même quand il se passe quelque chose.
Henri Michaux, « En marge d’En rêvant à des peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 718.
Je dis que je ne veux rien faire
je m’en vante
que je ne veux pas aimer
travailler décider agir
qu’une vie de lierre de mousse
ou de lichen est mon idéal
quelle prétention que de pauvres
sottises qui contiennent sûrement
à des fins de plausibilité
les traces de microscopiques
parcelles de vérité
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 57.
Je sens très fort sa fierté d’être entouré d’objets qui lui doivent leur existence, qu’il a directement ou indirectement produits par la force de ses bras ; et aussi son sentiment de sécurité vis-à-vis des coups durs : il s’en tirera toujours, parce qu’il peut faire n’importe quoi ; son sentiment de vivre dans une nature hostile et catastrophique qu’il faut et qu’il sait dompter, et son mépris des freluquets secrétaires qui ne peuvent vivre qu’au sommet d’une société matelassée et en ordre.
Jean-Paul Sartre, « jeudi 28 mars 1940 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, pp. 617-618.
Ce récit, comme L’orphelin, tient de la protestation idéaliste, malgré moi. Il dénonce ce qu’il énonce, au mépris de la causalité conditionnelle qui fit de ceux dont je parle ce qu’ils furent. Ils ne pouvaient être autres. Telle était la réalité. Mais c’en était une autre, pour immatérielle et mince qu’elle fût, que le déplaisir, la crainte, l’ennui corrosif, l’animosité que j’ai gagnés à leur commerce forcé.
Pierre Bergounioux, « lundi 27 février 1995 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 530.
Je me suis mis au travail, une flaque de sueur sous chaque coude, en sachant bien que je trichais, que j’avais peur, que je m’attachais au mât comme UIysse. Il s’agit d’autre chose ici. La nuit regorgeait de lenteur d’un silence interrompu seulement par le bref galop des chèvres qui tondent les bastions, ou le bourdonnement de je ne sais quelle beste dans ma toiture. Pour me donner du cœur et garnir un peu mon carquois, j’ai fait le compte des chambres où je suis passé depuis mon départ. C’est la cent dix-septième. La prochaine risque d’attendre longtemps son tour. Il faut bien s’arrêter de temps en temps pour apprendre à faire sa musique, faire un peu chanter ses élytres, non ?
Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, p. 33.
À mesure que mon esprit se développait, il prenait le tour d’une paresse rêveuse, instable, changeant souvent de prétexte, le tour d’une curiosité dévorante et dévorée. J’étais entré dans un monde de pressentiments, de tendances qui se détruisaient par suite des soubresauts brusques, des hauts et bas de la grâce. J’en tirais le sentiment angoissé d’être la proie d’une fatalité obscure. Je me rendis compte d’un seul coup des difficultés dans lesquelles mon caractère m’engageait à tout jamais avec la société : mon ancienne solitude, le plus souvent douce et mélancolique, s’était tournée en originalité involontaire et assez agressive, en excentricité que je tâchais de restreindre, mais qui se décelait. Les hommes commençaient à m’avoir à l’œil.
Pierre Drieu La Rochelle, « Récit secret », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 22.
— On frappe. Il n’ouvre pas. On bousille sa porte. On entre. On fouille partout. On s’explique pas.
— On dit rien. Rien.
— Ou bien on frappe, il ouvre, on lui demande une fois où est le fric, il le donne, on repart.
— Il le donne pas. On le massacre. Il le donne. On repart.
Pétapernal fit une moue. Mandex la modéra, dit en tout cas, on s’explique pas.
Ils n’avaient pas envie de se répéter ni de développer les faits que Papantoniou connaissait parfaitement. Pas les prendre pour des idiots. Ils avaient, de concert, défini une ligne de conduite qui se résumait à être bien dans toutes les situations. Faut qu’on soit bien. Quand ils se répétaient être bien, la tranche de leur main fendait l’air pour partager des plans de symétrie, bloquer des faits en volumes. Ne se chevauchaient que les projets. La peau, également, de leur front, se tendait. L’absence de rides épousait le rivage d’un bien souhaité. Le visage lisse, déserté de soucis, Mandex enfonça le bouton de sonnette d’un index net. Bien, oui, voilà. On fait ça, on appuie sur le bouton de sonnette, on n’est pas autre part. on n’hésite pas. on ne s’en parle pas. on ne se dit pas je fais ci, je fais ça, on le fait. Oui.
Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 54.
On est beaucoup plus endurant à dix-sept ans qu’avec deux fois cet âge. On n’en porte que la moitié. On n’a rien que des illusions à dépouiller, une douleur à répudier. On a une espérance, l’idée neuve, étourdissante qu’on peut. Puis on en a le double. On a fait ce qu’on devait. Ce qu’on voulait tarde à se produire et on n’ira surtout pas se demander si ce ne serait pas, par hasard, parce qu’on ne pouvait pas. Il est trop tard pour l’admettre. On a perdu la ductilité ou la ténacité qui permettrait, ça aussi, de le subir en plein, de le penser. On va feindre, aussi, de ne pas trop bien savoir ce qu’on fabrique alors qu’on s’occupe activement du chantier obscur qu’on avait abandonné dix-sept ans auparavant.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 171.
Les voitures que l’on entend de loin avant d’être ébloui par l’éclat du soleil sur leur pare-brise grimpent la côte, puis redescendent. La rumeur, les reprises, la grimace des moteurs, la vitesse et le vent qu’elles déplacent rendent le silence qui les suit plus rustique.
Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, p. 5.
À propos de Charade, téléphonage de Sauveur, à l’instant. Mais Ph. était à proximité, et bien que je ne souhaite faire nul secret, j’en étais gêné pour parler, comme chaque fois que je dois entretenir un échange avec deux personnes à la fois, ou bien avec une seule mais en la présence d’un témoin. Il ne s’agit nullement de ce qu’on peut dire ou ne pas dire, il s’agit d’une question de ton, d’un problème de justesse musicale, en somme. Il s’inscrit d’ailleurs parfaitement dans la conception vague mais persistante que je peux me faire du langage, du discours, de la vérité, auxquels je ne sais pas prêter de vérité stable, absolue, mais seulement des justesses de circonstance, partielles, historiques, dépendantes de l’heure ou du siècle, de l’humeur ou du “locuteur”.
Renaud Camus, « Paris, rue Saint-Paul, samedi 31 décembre 1988, 6 heures et demie du soir », Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 370.