intérieur

Il avait meublé son deux pièces — au prix, inévitablement, de certaines choses essentielles — avec un certain luxe, quoique approximatif. Il apportait un soin tout particulier aux sièges — des fauteuils profonds et moelleux —, aux rideaux et aux tapis. Il assurait avoir ainsi créé un intérieur « qui garantisse la dignité de son ennui ». Dans une pièce de style moderne l’ennui devient inconfort, souffrance physique.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 36.

Guillaume Colnot, 16 mai 2002
maître

Les buissons d’un minuscule jardin sont devenus si hauts et si touffus qu’on peut à peine se glisser jusqu’au croisement des deux courtes allées. Un escalier aux marches descellées descend vers une pièce d’eau couverte de morènes. Noirceur du labyrinthe de poche, longues ombres des deux vieux cyprès, soleil pâle — je n’aime rien tant que ces maisons abandonnées et leurs jardins solitaires, dont je suis le maître par amour, par attention, par absence au monde, le temps d’un allongement sur la murette. Même les chiens paraissent entendre des voix éteintes, et les rires d’enfants morts. Ils s’avancent sur la pointe des pattes, comme si à tout instant quelqu’un allait pousser les volets et s’étonner de leur présence, et de la mienne.

Mais non, nous sommes bien seuls.

Renaud Camus, « mardi 10 février 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 69.

David Farreny, 22 fév. 2004
gauche

Le discours de gauche, qui rassasie quotidiennement une immense population où, pour m’exprimer comme un sociologue, se retrouvent pêle-mêle classes moyennes et supérieures, électorat jeune, néo-bourgeois, artiste, secteur associatif, etc., c’est-à-dire 90 % de la population, est un discours sans alternative. Concernant l’éloge du Moderne tel qu’il avance, un autre monde n’est pas possible que le sien. C’est donc à mes yeux un ennemi aussi consistant que dominant et, comme tel, le seul auquel il soit intéressant de s’affronter.

Philippe Muray, entretien paru dans la revue « Médias », numéro 8.

David Farreny, 23 janv. 2008
rapport

Jules Renard et Fernando Pessoa sont morts à l’âge que j’ai aujourd’hui. Vous ne voyez pas le rapport.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 54.

David Farreny, 17 juin 2009
bruire

Une fois, l’autre m’a dit, parlant de nous : « une relation de qualité » ; ce mot m’a été déplaisant : il venait brusquement du dehors, aplatissant la spécialité du rapport sous une forme conformiste.

Bien souvent, c’est par le langage que l’autre s’altère ; il dit un mot différent, et j’entends bruire d’une façon menaçante tout un autre monde, qui est le monde de l’autre. […] Le mot est une substance chimique ténue qui opère les plus violentes altérations : l’autre, maintenu longtemps dans le cocon de mon propre discours, fait entendre, par un mot qui lui échappe, les langages qu’il peut emprunter, et que par conséquent d’autres lui prêtent.

Roland Barthes, « Altération », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, pp. 34-35.

Élisabeth Mazeron, 7 déc. 2009
coupais

Si je cessais de donner tant de place, en ces cahiers, à la solitude amoureuse, si je lui coupais les mots, en somme, cesserais-je aussi de souffrir d’elle ?

Renaud Camus, « jeudi 27 août 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 359.

Élisabeth Mazeron, 3 mai 2010
sublimé

D’ailleurs, si l’on était rendu instantanément à soi en vérité, qu’il faille éprouver tout d’un coup la douleur que c’est, on n’y survivrait pas. On serait désintégré, sublimé.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 100.

Élisabeth Mazeron, 16 juin 2010
répéter

Du fond de ma fatigue, j’ai senti poindre en moi le dégoût que m’avait inspiré en plusieurs occasions la conscience que ma vie s’était mise à bégayer et que je n’avais fait que me répéter quand je croyais commencer quelque chose.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 120.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
livré

Mais, quand on peut bien dormir en train, comme c’est mon cas — Samuel passe toute la nuit les yeux ouverts, à ce qu’il prétend —, il faudrait aussi pouvoir ne s’éveiller qu’à l’instant de l’arrivée, pour ne pas, au moment où l’on sort d’un bon sommeil, se retrouver le visage gras, le corps mouillé, les cheveux plaqués et en désordre, dans du linge et des vêtements qui sont restés vingt-quatre heures dans la poussière du chemin de fer sans être nettoyés ni aérés, accroupi dans un coin du compartiment, et devoir continuer à rouler de la sorte. Si on en avait la force, on maudirait le sommeil ; mais on se contente d’envier en silence les gens qui, comme Samuel, n’ont sans doute dormi que de courts instants, mais qui, par compensation, ont pu mieux veiller sur eux-mêmes, qui ont pu faire presque tout le voyage en pleine conscience et qui, en réprimant un sommeil auquel ils auraient fort bien pu s’abandonner eux aussi, sont restés sans cesse l’esprit clair. Le matin, j’étais comme livré à Samuel.

Franz Kafka, « Le premier grand voyage en chemin de fer », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 167.

David Farreny, 27 nov. 2011
sodium

Sublime abstraction du paysage.

COURTENAY — AUXERRE NORD.

Nous approchons des contreforts du Morvan. L’immobilité, à l’intérieur de l’habitacle, est totale. Béatrice est à mes côtés. « C’est une bonne voiture », me dit-elle.

Les réverbères sont penchés dans une attitude étrange ; on dirait qu’ils prient. Quoi qu’il en soit, ils commencent à émettre une faible lumière jaune orangé. La « raie jaune du sodium », prétend Béatrice.

Déjà, nous sommes en vue d’Avallon.

Michel Houellebecq, Le sens du combat, Flammarion, p. 61.

David Farreny, 26 avr. 2012
s’éternise

Il faut aimer les livres, ainsi que je le fais, naïvement, pour imaginer que l’âme s’éternise parmi nous grâce aux mots ; elle n’a jamais été que là, en eux, et quand ils se taisent, la voilà qui meurt à jamais.

Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, p. 41.

David Farreny, 20 juil. 2014
aucun

« Élite » est le seul terme de la langue française contemporaine qui n’a besoin d’aucun autre mot pour être un oxymoron.

Jérôme Vallet, « 26 mai 2020 », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024
évidée

Il y a, dans ces aménagements d’accords, dans ces retraits, quelque chose qui transgresse les catégories, qui leur fait franchir des frontières. D’accords, ils deviennent blocs, sons, énigmes, gestes, ponctuations, sidérations, carrefours. De la catégorie relevant de l’harmonie, ils passent à la catégorie d’événements, d’objets sonores, et peuvent même à l’occasion sembler appartenir au domaine de la mélodie (ce sont alors des sortes de super-notes, des notes épaissies, chargées, obèses, opaques, saturées). De l’accord, on est passé au désaccord, et, pour revenir encore à lui, il n’est guère surprenant qu’un Thelonious Monk ait aimé ça. C’est une manière de nier l’opposition binaire entre consonance et dissonance, en donnant à cette dernière un aspect clownesque et provocant qui à la fois la met en exergue et la rend acceptable, comme un tic nous inquiète et nous rassure, car il est le signe de l’être-là, pathologiquement singulier, du corps qui fait irruption, qui se met à parler tout seul, à faire (des) signes, qui clignote. Le piano de Monk est à l’évidence impur. Il laisse passer des morceaux non digérés, il est indécent, c’est comme un corps non-réparé, ou non-apprêté, un corps incivil qui laisse paraître ce que d’ordinaire on cache dès lors qu’on est en présence d’autrui.

Ce qui fascine, chez Thelonious Monk, c’est l’apparente contradiction entre ce que je viens de décrire et la nonchalance inimitable de son style. Il n’y a rien d’hystérique, chez lui. Il a toujours l’air de se promener, de flâner, le nez en l’air et les mains dans les poches. Il n’est pas nécessaire de brailler lorsqu’on est porteur d’une telle singularité. Au contraire. Hurler serait redondant et de mauvais goût. Sa musique semble se mouvoir dans un registre extrêmement mince, étroit, mais dans cet habitat exigu, elle utilise tous les angles, toutes les couleurs (non, pas toutes), et un vocabulaire qui trouve instantanément les mots les plus nus, sinon les plus crus. Sa manière de ne pas être d’accord avec le monde n’est pas tapageuse, mais j’imagine que face à lui, on devait savoir ce qu’il avait mangé à son dernier repas. Son intérieur est apparent, ses muqueuses nous sont familières, ce n’est pas sa pensée, qu’on connaît, c’est sa physiologie. Son instinct lui a imposé un corps qui monologue : même quand il joue avec d’autres il est seul. Il a compris comme personne qu’en retranchant on ajoutait, et il va jusqu’à se retirer lui-même de l’harmonie, c’est la virtuosité qu’il a inventée, une virtuosité en creux et bosses, une virtuosité évidée, trouée.

Jérôme Vallet, « Désaccords », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 14 mai 2024

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