cosmos

Une vie limitée. Locale. On vit de ce que le jour apporte. Personne ne regarde autour de soi, chacun regarde son propre sentier défiler sous ses pieds. Travail. Famille. Gestes. Vivre tant bien que mal… Concrètement.

C’est fatigant et attirant à la fois… Ah, j’aspire tellement à cette limitation ! J’en ai déjà assez du cosmos.

[…] Je prends note de ce désir en moi. Aujourd’hui, à Tandil.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, pp. 584-585.

David Farreny, 20 mars 2002
surtout

En fait d’être humain, décidément, j’étais injustifiable ; surtout je m’agitais inutilement.

Georges Bataille, Le bleu du ciel, Gallimard, p. 138.

David Farreny, 15 juin 2004
limites

Se demander devant un autre : par quelle voie apaise-t-il en lui le désir d’être tout ? sacrifice, conformisme, tricherie, poésie, morale, snobisme, héroïsme, religion, révolte, vanité, argent ? ou plusieurs voies ensembles ? ou toutes ensembles ? Un clin d’œil où brille une malice, un sourire mélancolique, une grimace de fatigue décèlent la souffrance dissimulée que nous donne l’étonnement de n’être pas tout, d’avoir même de courtes limites. Une souffrance si peu avouable mène à l’hypocrisie intérieure, à des exigences lointaines, solennelles (telle la morale de Kant).

À l’encontre. Ne plus se vouloir tout est tout mettre en cause. N’importe qui, sournoisement, voulant éviter de souffrir se confond avec le tout de l’univers, juge de chaque chose comme s’il l’était, de la même façon qu’il imagine, au fond, ne jamais mourir. Ces illusions nuageuses, nous les recevons avec la vie comme un narcotique nécessaire à la supporter. Mais qu’en est-il de nous quand, désintoxiqués, nous apprenons ce que nous sommes ? perdus entre les bavards, dans une nuit où nous ne pouvons que haïr l’apparence de lumière qui vient des bavardages. La souffrance s’avouant du désintoxiqué est l’objet de ce livre.

Georges Bataille, L’expérience intérieure, Gallimard, p. 10.

Guillaume Colnot, 16 janv. 2005
accessoirement

Dites-vous que la douleur s’estompe à la longue, tout passe, même vous, même eux, les corps et le reste, les couples se succèdent indifféremment, sans laisser de traces bien longtemps, un clou chasse l’autre comme on dit, leurs pas s’effacent les uns à la suite des autres, et tout va benoîtement à la disparition sans trop faire de scandale. La plupart du temps, errant comme des âmes en peine, des fantômes qui ne veulent pas vraiment exister, ni pleinement s’actualiser dans le monde immédiat, il faut s’avouer que l’on n’est pas capable d’aimer, que l’on n’est pas vraiment à la hauteur du sentiment ni même du désir amoureux, que l’on ne voit que la face souriante du paradis à l’horizon. L’on s’en approche de très près, jusqu’à en toucher la lisière lumineuse, mais on ne poursuit pas plus avant cette vision de rêve, cette promesse, aventureuse.

Vivant anonymes, parmi des contemporains de bien peu de poids en réalité, menacés, périssables, incertains, l’on occupe sa vie à penser accessoirement à l’essentiel, à ce qui constituerait peut-être une bonne raison d’exister effectivement, et nombre de rencontres importantes, de passages à l’acte, d’engagements à plus ou moins long terme se produisent selon l’humeur ou l’occasion, faute de mieux quelquefois, comme en désespoir de cause.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 65.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
affreuse

Mais cette première « alerte », comme disent les médecins sur un ton qui ne l’est que trop, signe l’entrée sans retour de la maladie et de la mort dans la vie du Castor : « Notre mort est en nous, non comme un noyau dans le fruit, comme le sens de notre vie ; en nous, mais étrangère, ennemie, affreuse. » Tout s’éteint : la mort maintenant la possède, et elle se sépare de Lanzmann. C’était normal, dit-elle, fatal, même souhaitable : gradation significative. Et progrès dans le sens de Descartes ; si je finis par souhaiter ce qui était inévitable, alors c’est que j’accepte enfin de « changer mes désirs » plutôt que l’« ordre du monde ». Cela n’empêche pas de souffrir.

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, pp. 453-454.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2009
encoche

Certaines idées ou personnes pour lesquelles on se serait fait tuer semblent, avec le recul, aussi dérisoires qu’une encoche d’ombre un jour de grand soleil. Le cœur pèse alors si lourd dans la poitrine qu’on se retient de se juger.

Michel Monnereau, Carnets de déroute, p. 157.

Élisabeth Mazeron, 19 nov. 2009
ressorts

San Michele. Étrange effet que de marcher sur ce sol fait presque tout entier de dalles funéraires. Ces plaques de marbre, pressées les unes contre les autres comme les pierres taillées d’un édifice, rappellent l’origine du mot « monument », le mémorial, le memini de l’esprit qui se souvient. L’exemple premier, le plus simple, le plus évident, est la pierre tombale. C’est sur les tombeaux des morts que se sont bâties les cultures.

Le vertige est ici d’autant plus fort que ces plaques sont des calcaires à gryphée, très dures, à peine entamées par les millions de pas qui se sont succédé à leur surface depuis des siècles, et l’on y distingue des fossiles, enroulés sur eux-mêmes comme de gros ressorts, qui renvoient à la machinerie inimaginable du Temps.

Jean Clair, « La première pierre », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 171.

David Farreny, 21 mars 2011
stupeur

48. Choses qui frappent de stupeur

En nettoyant un peigne, on est arrêté par quelque chose, et il se brise.

La voiture dans laquelle on se trouve est renversée ! On pensait qu’une machine aussi lourde, bien établie sur ses roues écartées, resterait toujours debout, et tout à coup on croit rêver ; on se demande, avec stupéfaction, comment la chose a pu se faire.

Quelqu’un, enfant ou adulte, dit sans précaution, en présence d’une certaine personne, des choses dont il devrait éviter, par respect, de parler devant elle.

On a, toute la nuit, attendu un ami qui, pensait-on, devait sûrement venir. À l’aube, on oublie un moment cet homme, on s’endort ; mais tout près, un corbeau croasse : « kô », et l’on se réveille brusquement. Le jour est venu. On est frappé de stupeur.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 137.

David Farreny, 12 avr. 2011
topique

Mais le voyageur solitaire est un diable, et n’a droit qu’aux plus mauvaises chambres : en l’occurrence celles qui donnent sur la route qui monte au tunnel du Mont-Blanc. C’est un vacarme infernal de camions qui peinent. Je n’ai d’espoir qu’en ma fatigue.

Il faut bien le dire, Verceil craint. Y avoir vingt ans sans paradis artificiels doit être à mourir. Mais y avoir quarante ans un seul soir m’a plu, ce qui prouve bien ma perversion (topique).

Renaud Camus, « dimanche 21 décembre 1986 », Journal romain (1985-1986), P.O.L., p. 554.

David Farreny, 19 avr. 2011
haut

Ici et là, derrière les palissades, des chiens aboyaient, réveillés brusquement dans cette lumière et dans cette inquiétude. Avec une rage vieille comme le monde, en écartant de biais à chaque fois leurs pattes postérieures longues et maigres, ils jappaient, lorgnant vers le haut, vers cette lune qui les rendait malades, ce fromage d’or plein de trous que, depuis des millénaires, ils auraient aimé pouvoir à pleines dents arracher du ciel. Leur fureur s’en allait mourant dans un grondement sourd.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 170.

Cécile Carret, 4 août 2012
post-scriptum

Mais je sens que je t’ennuie. Et je ne mérite même pas ta pitié. Sois heureuse et laisse-moi mourir.

Et monsieur Songe en relisant cette lettre est au bord du désespoir.

Il ajoute pourtant en post-scriptum il faudrait un coup de théâtre mais je me demande s’il en existe ailleurs que dans les mots.

Remarque d’une profondeur telle qu’elle effraie monsieur Songe et qu’il pense la biffer.

Mais il ne la biffe pas, elle sera faite pour toujours.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 61.

Cécile Carret, 7 déc. 2013
mince

Si j’étais différent, me dis-je, ce serait là un jour heureux, car je l’éprouverais sans réfléchir. Je terminerais avec un plaisir anticipé mon travail normal — celui-là même qui est tous les jours pour moi d’une monotonie anormale. Je prendrais l’autobus pour les faubourgs de Benfica, en compagnie de quelques amis. Nous dînerions parmi les jardins, en plein soleil couchant. Notre gaieté serait partie intégrante du paysage, et reconnue comme telle par tous ceux qui pourraient nous voir.

Malgré tout, comme je suis moi, je tire quelque plaisir de ce mince plaisir de m’imaginer comme étant cet autre. Bientôt, ce lui-moi, assis sous un arbre ou une tonnelle, mangera le double de ce que je peux manger, boira le double de ce que j’oserais boire, rira le double de ce que je pourrais jamais rire. Bientôt lui, maintenant moi. Oui, pendant un instant j’ai été différent : j’ai vu, j’ai vécu en quelqu’un d’autre ce plaisir humble et humain d’exister comme un animal en manches de chemise. Grand jour, assurément, que celui qui m’a fait rêver de la sorte ! Jour sublime et tout pétri d’azur, comme mon rêve éphémère de me voir en employé de bureau plein de santé, passant je ne sais où une bien agréable soirée.

Fernando Pessoa, « 34 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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