digéré

L’araignée royale détruit son entourage, par digestion. Et quelle digestion se préoccupe de l’histoire et des relations personnelles du digéré ? Quelle digestion prétend garder tout ça sur des tablettes ?

Henri Michaux, « La vie de l’araignée royale », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 445.

David Farreny, 20 mars 2002
voyager

Je suis persuadé que n’importe quelle table peut être pour chacun de nous un pays aussi vaste que toute la chaîne des Andes, et pour cette raison — tout lieu en valant à mes yeux tout autre — je ne vois pas de grande utilité à voyager. Je dois dire que j’ai toute ma vie beaucoup aimé les tables.

Jean Dubuffet, « Tables paysagées, paysages du mental, pierres philosophiques », Prospectus et tous écrits suivants (2), Gallimard, p. 81.

Bilitis Farreny, 21 mars 2002
caboche

J’ai remué des quantités énormes de débris antiques. J’ai étudié l’homme des Baumes-Chaudes, un beau dolichocéphale troglodyte qui mangeait du lièvre dans de très grands plats de terre brute, et c’est moi qui l’ai nommé. J’ai étudié l’homme du causse, le brachycéphale à face très orthognathe de la race que j’ai dite dolménique — c’est moi qui l’ai nommée. J’ai eu l’honneur de découvrir que chez ces deux ethnies, la dolménique comme la troglodyte, on faisait aux sujets promis à l’état de chaman, dans leurs petites années, de fortes trépanations ; qu’on leur prélevait dans l’os crânien une rondelle de la taille d’une pièce de cinq francs en argent ; qu’ils portaient en amulette au cou cet os manquant de leur caboche, par lequel ils étaient tout-puissants.

Pierre Michon, « Neuf passages du causse », Mythologies d’hiver, Verdier, p. 40.

David Farreny, 5 juin 2002
simples

Je te le dis, mon ami, les choses ne sont pas aussi simples qu’elles en ont l’air. L’esprit humain est un instrument peu raffiné, et bien souvent nous ne sommes pas plus capables de veiller sur notre sort que le moindre ver de terre.

Quoi que j’aie pu être d’autre, je ne me suis jamais laissé devenir ce ver. J’ai sauté, j’ai galopé, je me suis envolé, et quel que soit le nombre de fois où je me suis écrasé au sol, je me suis toujours ramassé pour essayer encore. Même en ce moment où les ténèbres m’enserrent, mon cerveau tient bon et refuse de jeter l’éponge.

Paul Auster, Tombouctou.

Élisabeth Mazeron, 20 sept. 2002
règle

Les premières journées d’un séjour en un lieu nouveau ont un cours jeune, c’est-à-dire robuste et ample — ce sont environ six à huit jours. Mais ensuite, dans la mesure même où l’on « s’acclimate », on commence à les sentir s’abréger ; quiconque tient à la vie, ou, pour dire mieux, quiconque voudrait tenir à la vie, remarque avec effroi combien les jours commencent à devenir légers et furtifs ; et la dernière semaine — sur quatre, par exemple — est d’une rapidité et d’une fugacité inquiétantes. Il est vrai que le rajeunissement de notre conscience du temps se fait sentir au-delà de cette période intercalée, et joue son rôle, encore après que l’on est revenu à la règle : les premiers jours que nous passons chez nous, après ce changement, paraissent, eux aussi, neufs, amples et jeunes, mais quelques-uns seulement : car on s’habitue plus vite à la règle qu’à son interruption, et lorsque notre sens de la durée est fatigué par l’âge, ou — signe de faiblesse congénitale — n’a pas été très développé, il s’assoupit très rapidement, et au bout de vingt-quatre heures déjà, c’est comme si l’on n’était jamais parti et que le voyage n’eût été que le songe d’une nuit.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 121-122.

David Farreny, 3 juin 2007
dispersion

Les matinées de travail, les seules bonnes, qui me laissent apaisé, justifié, peuvent avoir, elles aussi, un goût amer lorsque je n’ai pas réussi à dire simplement ce qui nous hante, dans l’ombre, à vaincre l’imperfection de la vie, son trouble, sa dispersion, son inertie, l’inconstance, l’inconscience où se passent nos jours. C’est à ça que ça sert, écrire, à comprendre, à tout le moins, pourquoi ce que nous voulions et qui fut empêché, perdu, saccagé, n’a pu aboutir. Je reprendrai mercredi.

Pierre Bergounioux, « lundi 25 janvier 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 256.

David Farreny, 20 nov. 2007
ruisselet

Peines de la vie en commun. Extorquées à l’incompréhension, à la pitié, à la volupté, à la lâcheté, à la vanité, et seul un mince ruisselet digne d’être appelé amour coule dans les profondeurs du sol peut-être, inaccessible à toute recherche, jaillissant un jour dans l’instant d’un instant.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 416-417.

David Farreny, 8 nov. 2012
hauteur

Il y a un cerf en bronze au milieu de la forêt, au bout d’une allée qui se sépare en deux pour aller jusqu’au château. Le cerf est sur ses pattes, campé sur un socle de pierre qui ressemble à ceux des cimetières ou des hommages aux grands hommes. Il est vif, altier. Il est maître de lui ; il n’est pas pourchassé ou défait, ni sur ses gardes. Même capturé par la statue, il est libre. Il est au-dessus de la séparation des chemins si bien qu’on doit passer le long, sous sa hauteur.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 33.

Cécile Carret, 22 sept. 2013
âge

Vers l’âge de 50 ans, débarrassées des charges et responsabilités qu’elles avaient acceptées bon gré mal gré, délivrées aussi sans doute du souci de plaire, les femmes se découvrent une vitalité nouvelle, un goût vorace pour la culture, le chant, les voyages.

C’est le moment où les hommes, de leur côté, tentés par l’inertie, restreignent leurs ambitions, renoncent à beaucoup de choses, se résignent paresseusement, complaisamment, à leur sort et à leurs limites.

Le couple devient comique. Tandis que Marcel s’enfonce dans son canapé, Josyane parcourt l’Inde sac au dos.

Éric Chevillard, « lundi 15 août 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 15 août 2016
tromper

Voilà pourquoi ils furent plus indulgents à l’égard d’un Sartre qui, interrogé par Michel Contat à propos de son stalinisme pro-soviétique puis prochinois, déclara qu’il n’avait, au fond, rien fait d’autre que se tromper – même si l’actualité du communisme dont il était le témoin, à chaque procès truqué, à chaque massacre de masse, à chaque purge, à chaque déportation, lui aurait permis de se ressaisir. Son idéal étant moralement juste, seuls les faits, têtus, idiots, s’obstinaient à avoir tort ; par conséquent, il avait eu raison de se tromper.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 23-24.

David Farreny, 14 mai 2024

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