intrigue

Moi, je ne sais pas ce qui se passe, je n’ai jamais su ce qui se passait. Certaines personnes, certains livres semblent le savoir, mais ces livres ne m’intéressent pas. Ils ont l’intérêt de la fiction, ils ont une intrigue. Mais je ne crois pas qu’il y ait d’intrigue.

Leonard Cohen, interview.

David Farreny, 22 mars 2002
reflets

J’ai fait d’autres rêves. Il m’a semblé que je pourrais les atteindre, les tirer au jour si je me dépêchais, dans le demi-sommeil qui précède le réveil. On est alors comme un plongeur qui a quitté les grands fonds peuplés de visions mais n’a pas encore crevé la surface dont les reflets empêchent de deviner l’univers submergé, onirique. Je n’ai pas réagi assez vite. À deux ou trois reprises, dans la journée, il me semblera que je suis sur le point de saisir une bribe avec quoi, en tirant, je pourrai faire venir le Béhémot. Mais elle m’échappe et l’eau se referme.

Pierre Bergounioux, « jeudi 29 janvier 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 25.

David Farreny, 11 mars 2006
peut

Je me rappelle comme c’était bon de la sentir marcher à mon côté d’un pas long et souple au soleil, sur l’herbe élastique des lawns, à Brighton. C’était avant que rien n’eût commencé entre nous. Comme ce matin, alors elle était en blanc de la tête aux pieds, et la toile un peu raide de la jupe faisait un joli bruit, et la toile souple et mince du corsage laissait transparaître un peu le bras et ce que la chemise haute ne couvrait pas, de la gorge et de la nuque dures. La pensée de tout ce qu’elle peut me donner m’oppresse et m’accable. Je ne sais pas au monde de possession plus désirable. […]

Elle arrive de Vienne, d’où l’été la chasse, et elle espère avoir un peu de fraîcheur en naviguant dans l’archipel dalmate. Son yacht est amarré à Pola et après-demain son automobile doit l’y conduire.

Je lui ai fait visiter Trieste, qu’elle ne connaissait pas. Remonté à pied la longue via Giulia, etc. Puis à Miramar. Nous nous sommes assis sur un talus que faisaient trembler parfois de longs trains noirs. La mer s’anéantissait dans le soleil. En moi un désir grandissait, ne laissait place pour rien d’autre. Un désir précis qui me faisait, du regard, jauger le corps de ma compagne. L’instinct en moi se pensait : je songeais à l’enfant, au mélange de nos vies, au don de ma vie que je voulais lui faire, avec soin, sérieusement. Et continuant à haute voix ma pensée :

« Vous savez, Gertie, comme dit le vieux Whitman :

Ce qui s’est si longtemps accumulé en moi… »

Elle tourna vers moi un visage flambant de chaleur, constata d’un long regard ma force, ma jeunesse et ma chasteté, puis se retourna vers le large en aspirant fortement.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 231.

David Farreny, 24 avr. 2007
défaite

On ne cesse d’osciller, dans l’irrésolution la plus critique, entre la position de neutralité attentiste, flirtant avec la tentation de s’abstenir, de faire le mort ou de renoncer purement et simplement, et l’envie d’aller quand même de l’avant, de répondre coûte que coûte à l’appel réitéré, à l’invitation paradoxale de la vie. Mais rarement quelqu’un se trouve là au bon moment, derrière soi, susceptible de comprendre ce dilemme, cette angoisse d’exister, cette défaite en puissance, et de tendre le bras pour une caresse de consolation, un geste réconfortant, un signe qui rompe le délaissement, atténue la déception, restaure un peu de la confiance perdue.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 66.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
être

L’être, un souvenir seulement ; approximatif, fragmentaire, difficilement suscité. L’homme (ce qu’il en reste), un rideau, un mince rideau.

Les rapports avec l’entourage seront pénibles.

Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1172.

David Farreny, 4 mars 2008
compromis

Paul a sept ans. Il faudrait que le temps s’arrête, qu’il reste dans la fraîcheur de cet âge. Parce qu’il est né, lui, d’accord avec lui-même quand nous sommes respectivement, son frère et moi, nos plus acharnés ennemis. Il lui suffit d’être, alors que nous avons à devenir, à nous changer de fond en comble, à chercher, par effort, travail sur soi, défiance, et violence, un compromis passable auquel, sans doute, nous ne parviendrons jamais. Nous sommes trop mal faits, venons de trop loin. Trop d’humeur noire, d’emportements, de véhémence, de susceptibilité. Paul, lui, est entré comme de plain-pied dans une paix qui nous fuit. La division, avec le trouble et le tourment qui s’ensuivent, la haine de soi, l’éternel mécontentement, lui ont été épargnés et c’est un bonheur.

Pierre Bergounioux, « lundi 20 avril 1987 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 588.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
scies

Dans le bloc rocheux noir de l’immeuble voisin, la porte-fenêtre éclairée du balcon du rez-de-chaussée était ouverte ; on y tournedisquait sans relâche ; des filles tapaient des pieds et braillaient des scies, secouaient des boucles teintes et réapplaudissaient des plantes des pieds : filons, et vite ! (Venu sur le trottoir un cycliste fonça aussitôt sur moi, comme si ma place était vide et que je n’existais déjà plus sur cette terre !)

Arno Schmidt, « Jours bizarres », Histoires, Tristram, p. 114.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
enclos

Ce jour-là, dit-il, ne fut pas un jour très différent des autres jours. Depuis quelque temps, Ophélie avait découvert que son cœur l’avait quittée. Elle s’en était aperçue certaine nuit où, cherchant à s’endormir et ne pouvant trouver le sommeil, elle avait glissé sa main sous ses seins et avaient senti, en ces doux parages de chair, la place d’un grand vide où plus rien ne battait. Le précipité d’un désert. Un enclos d’absence, d’immobilité, de nullité d’être… Elle serrait sa main contre sa poitrine — et sa poitrine ne répondait pas. Elle fixait son écoute sur le point précis où, d’ordinaire, le martèlement du cœur se laissait entendre — mais aucune pulsation ne lui parvenait ni même une rumeur. Avec angoisse elle pressait ses mains sur ses côtés et les laissait ensuite doucement se détendre, absolument comme on voudrait s’emparer de quelque chose d’infiniment précieux et le retenir — et l’on s’aperçoit alors dans le retrait qu’il n’y a rien, qu’il n’y a plus rien, qu’il n’y a jamais rien eu. Et l’on recommence aussitôt — le même geste de saisie et de remise — car une telle évidence est proprement insupportable.

Claude Louis-Combet, « La raison d’Ophélie », Rapt et ravissement, Deyrolle, pp. 46-47.

Élisabeth Mazeron, 26 mars 2010
résidence

L’indifférence des sensations, dans ce succédané de monde extérieur, était des plus déconcertantes mais j’en ai pris mon parti comme je l’avais fait du puits de mine limougeaud, du grand souffle angoissant courant sur l’Aquitaine. Je ne vivais pas. Il n’y a qu’un seul endroit où cela se puisse et, comme je n’y étais pas, je n’existais point, du moins de la seule façon que je conçoive, sans réserve ni réticence, apaisé. En tout état de cause, j’étais libre de chercher à comprendre ce qui s’était passé avant, au loin. J’étais sur place, à l’endroit où les termes convenables avaient leur exclusive résidence et je pouvais prétendre les trouver enfin.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 64.

Élisabeth Mazeron, 12 mai 2010
répétition

La rêverie redonne aussi sa dignité à la notion, en général connotée négativement, de répétition – le sens de l’habitat, dont poètes et rêveurs sont les détenteurs privilégiés, ne se nourrit-il pas essentiellement, d’ailleurs, de rituels ? L’écrivain Serge Rezvani s’inscrit en faux : « Tout commence là où d’ordinaire on croit que cela s’arrête. » Habitant depuis plus de quarante ans la même petite maison nichée au creux d’un vallon enchanteur dans la forêt des Maures, aimant depuis plus de cinquante ans la même femme – la Danièle, ou « Lula », que ses livres célèbrent inlassablement –, il vante « les surprises de la répétition », écrivant : « Le cœur, les poumons, les viscères, la veille et le sommeil de notre cerveau, le désir et son assouvissement, la faim, la soif, ainsi que les rythmes de la marche… non, rien n’échappe à la répétition ! Et ce n’est que par la répétition et ses variations que nous pouvons juger de notre présence au réel. Même l’amitié se fortifie de la répétition et de ses jeux variés. Et bien sûr l’amour-passion dont le déploiement peut vous entraîner de surprise en surprise, ainsi qu’il est dit des “forêts enchantées” dont on ressort, après y avoir erré mille ans, sans avoir soi-même vieilli. »

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 34.

Cécile Carret, 1er mai 2012
chœur

Les heures ne cardaient leur laine et la rivière

                            ne coulait sous les ponts

que pour sonner en moi, au chœur de l’éphémère,

                            les voix et les répons.

Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 212.

David Farreny, 2 juil. 2013
sans

Et je voyais la jeunesse comme un fleuve, un libre confluent, un flot durablement commun dont j’avais été exclu, en même temps que tous les autres élèves, en entrant à l’internat. C’est un temps perdu qu’il n’était plus possible de rattraper. Il me manquait quelque chose, quelque chose de décisif pour la vie et qui me manquerait toujours. Comme bien d’autres de mes contemporains du village, j’avais un membre en moins ; mais il ne m’avait pas été arraché, comme un pied ou une main, il n’avait tout simplement pas pu se former, et ce n’était pas seulement une extrémité, comme on dit, mais un organe auquel rien ne pouvait suppléer. Mon infirmité était de ne plus pouvoir rien faire avec les autres : ni agir ni parler avec eux. C’était comme si je m’étais échoué, invalide, et que le courant qui n’avait apporté que moi se fût écoulé pour toujours. Je savais que j’avais besoin de la jeunesse, pour tout ce qui allait suivre ; l’avoir désormais manquée sans retour me rendait incapable de mouvement, provoquait même parfois, surtout dans la société des gens de mon âge, qui était pourtant celle qu’il me fallait, une crampe d’immobilisation intérieure très douloureuse qui me faisait jurer envers les responsables de ma paralysie – car ils existaient ! – une haine inexpiable.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 41.

Cécile Carret, 3 août 2013
catégories

Les ressemblances physiques se resserrent après 50 ans, les visages se rangent alors plus nettement par catégories – certaines d’entre elles accueillent des foules de quasi-sosies. Comme, par ailleurs, les esprits formatés par la société brillent rarement par leur originalité, il ne reste pour distinguer les individus que leur histoire, leur passé, les événements qui ont jalonné leur existence. Tous monozygotes séparés à la naissance et dont les destins à nouveau convergent.

Éric Chevillard, « mardi 7 juin 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 7 juin 2016
langue

À ma gauche, j’écoute deux étrangères de trente ans qui se parlent dans une langue non identifiable.

— Bouchkaboubou.

— Heuseu slava gan stein.

— Hi, jasdagulak.

— Esenéïr bogatz, eeeeuuh ein oyé. Eu marve stert.

— Tesheu ?

— Tesheu. Viram golo. Ashimoul vorfitz. Tchoutchov gléglé. Am gouillé.

— Di barbe choudoum pstt kator.

— Ya. Estaïvitz.

— Oto. Varfritz.

— Ein tofatz…

— Toucham baba iza.

— Daloum poutza lé vieille.

— Ya, ah, ah ! Zim katoum, ah, ah !

— Nasofil.

— Lam gacheu teuleum.

— Degoulam van de pleu.

— Doum gueubam.

 

Deux Espagnols de leur âge viennent s’asseoir à côté d’elles. Elles baissent la voix, et les regardant en coin :

— Sisooo. Chu. Mitchebao.

— Gloudang, dong ving vang.

— Heurch, heurch. Achodam ail gone yé. Iso tarte chun.

 

Puis, main sur la bouche, comme s’ils pouvaient comprendre :

— Chougar ervest, tékaotz, tékaotz, ein schreume.

— Ali caban, meik kas gleunt.

Édouard Levé, « Terrasse », Inédits, P.O.L..

David Farreny, 25 mai 2024

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