coule

Par moments, des milliers de petites tiges ambulacraires d’une astérie gigantesque se fixaient sur moi si intimement que je ne pouvais savoir si c’était elle qui devenait moi, ou moi qui étais devenu elle. Je me serrais, je me rendais étanche et contracté, mais tout ce qui se contracte ici promptement doit se relâcher, l’ennemi même se dissout comme sel dans l’eau, et de nouveau j’étais navigation, navigation avant tout, brillant d’un feu pur et blanc, répondant à mille cascades, à fosses écumantes et à ravinements virevoltants, qui me pliaient et me plissaient au passage. Qui coule ne peut habiter.

Le ruissellement qui en ce jour extraordinaire passa par moi était quelque chose de si immense, inoubliable, unique que je pensais, que je ne cessais de penser : « Une montagne malgré son inintelligence, une montagne avec ses cascades, ses ravins, ses pentes de ruissellements serait dans l’état où je me trouve, plus capable de me comprendre qu’un homme… »

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 650.

David Farreny, 24 août 2003
steamers

Vaisseaux des ports, steamers à l’ancre, j’ai compris

Le cri plaintif de vos sirènes dans les rades.

Sur votre proue et dans mes yeux il est écrit

Que l’ennui restera notre vieux camarade.

Vous le porterez loin sous de plus beaux soleils

Et vous le bercerez de l’équateur au pôle.

Il sera près de moi, toujours. Dès mon réveil,

Je sentirai peser sa main sur mon épaule.

Jean de La Ville de Mirmont, L’horizon chimérique, La Table Ronde, p. 22.

David Farreny, 9 sept. 2003
perception

Dès ce moment la grande affaire pour moi fut d’aimer et d’être aimé. Surtout d’être aimé. Je ne comprenais pas comment ce sentiment, qui me semblait à si vil prix dans mon enfance, était devenu si rare et si précieux. Je me répétais avec mélancolie la prophétie de Mme Lebrun : « À vingt ans toutes les femmes seront folles de lui. » J’espérais un peu qu’à vingt ans les choses changeraient. Mais, en attendant, le temps passait et je me pénétrais de plus en plus profondément du sentiment de ma laideur. En même temps, le rêve de discours séducteurs, dont on ne me donnait d’ailleurs pas l’occasion, se précisait et s’approfondissait. Il se serait agi de « présenter » le monde à une femme, de décortiquer pour elle les sens les plus enveloppés des paysages ou des instants, de lui donner une besogne toute mâchée, de me substituer partout à elle et toujours, à sa pensée, à sa perception et de lui présenter des objets déjà élaborés, déjà perçus, bref, de faire l’enchanteur, d’être toujours celui dont la présence fait que les arbres seront plus arbres, les maisons davantage maisons, que le monde existera soudain davantage. J’en étais alors bien incapable. Mais je note ce désir parce que c’était une fois de plus réaliser l’accord de l’art et de l’amour. Écrire, c’était saisir le sens des choses et le rendre au mieux. Et séduire, c’était la même chose, tout uniment. Et puis, je vois avec stupeur la profondeur d’impérialisme qu’il y avait là-dedans. Car enfin, qu’on y songe, il ne s’agissait rien moins que de percevoir à la place d’une femme, de penser à sa place, de lui voler ses pensées pour y substituer les miennes. Ainsi mes pensées, subies par une conscience enchantée, fussent devenues des enchantements à mes propres yeux, eussent acquis tout juste le relief et le recul nécessaires pour que je puisse m’en charmer.

Jean-Paul Sartre, « mercredi 28 février 1940 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 508.

David Farreny, 26 déc. 2006
trois

Je vous ai tant aimée car vous m’avez permis

de n’être plus moi-même au fond de vos trois chairs :

la très humide, la soyeuse et parfois l’autre,

imaginaire, où vous prenant et reprenant,

torture et griserie, je prenais les cent femmes

logées dans ma mémoire. Alors vous m’enleviez,

carnivore soudain, au nom de la douleur,

si pure en vous, si noble et douce, mes vertèbres.

J’étais heureux de m’allonger dans votre songe,

plus transparent que le regard, plus désinvolte

qu’une langue en voyage autour de vos seins nus.

Privé d’âme et de corps, je vous laissais le soin

de décider si je serais votre épagneul,

votre miroir brisé, votre peau de rechange.

Alain Bosquet, « Lettre d’amour », Sonnets pour une fin de siècle, Gallimard, p. 97.

David Farreny, 10 janv. 2007
pointe

Je continue de vider les bibliothèques du sous-sol, de mettre en caisse des livres que je ne lirai plus et cette occupation s’accompagne de pensées funèbres. Je remue les années mortes, fais lever des fantômes. Les moments écoulés, quoiqu’on les ait vécus avec toute l’intensité dont on était capable et comme à la pointe de soi, deviennent, à la lumière des suivants, une approximation malheureuse dont le souvenir afflige. On n’est pas. On devient. On n’arrivera pas. On meurt en chemin.

Pierre Bergounioux, « lundi 4 août 2003 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 399.

David Farreny, 26 janv. 2012
assertion

Or nos mains commençaient leur tâton dans la nuit.

Nos mains, veuves bientôt de ta chair, de ton nombre,

De ta raison, de tes courbes d’éternité,

De ton profil par le dieu des fuites dicté,

Nos mains te demandaient dans l’ombre, ô certitude,

Comme un homme éveillé par l’angoisse nocturne

Demande et trouve, immortelle et simple, et bénit

La tranquille assertion d’un flanc doux d’épousée.

Marcel Thiry, « Prose de la nuit du onze mai », Grandes proses, Actes Sud, p. 26.

David Farreny, 27 août 2012

Le réel n’est jamais « ce qu’on pourrait croire » mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser.

Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, p. 13.

David Farreny, 19 nov. 2012
éclat

… Or il y avait un si long temps que j’avais goût de ce poème, mêlant à mes propos du jour toute cette alliance, au loin, d’un grand éclat de mer — comme en bordure de forêt, entre les feuilles de laque noire, le gisement soudain d’azur et de ciel gemme : écaille vive, entre les mailles, d’un grand poisson pris par les ouïes !

Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 263.

Guillaume Colnot, 3 avr. 2013
gutta-percha

Il y a de la gutta-percha, de la gomme et du caoutchouc dans le kangourou, en fait de muscles et de tendons, et c’est ce K qui les lui injecte par saccades.

Le langage est performatif : le kangourou en est la preuve vivante. Sans doute avons-nous raté d’ailleurs une bonne occasion de rigolade, elles ne sont pas si nombreuses, et il est pour cela bien regrettable que l’idée ne nous soit pas venue de nommer plutôt kangourou l’hippopotame. Comme il eût été divertissant, en effet, de voir ce lourd pachyderme effectuer des bonds de trois mètres de haut et douze mètres de long ! Chose d’autant plus risible qu’il lui eût fallu pour cela s’arracher aux eaux où il s’immerge jusqu’aux narines ou aux berges boueuses où il paresse – que d’éclaboussures et de splach… !

Du burlesque pur.

Mais nous ne savons pas rire. Nous avons donné des noms aux êtres et aux choses de ce monde pour les asservir.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 131.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
échelle

Même à l’échelle d’une vie, on tombe de haut.

Éric Chevillard, « jeudi 12 mars 2020 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 17 mars 2024
imaginations

Au nombre des impressions qui accompagnaient mes lectures, celle, souvent, que l’auteur se montrait moins soucieux de m’ouvrir son monde que de ruiner le mien. Une phrase sur deux, lorsqu’elles me parlaient, parfois, avait une allure de paradoxe, prenait le contre-pied de ce que je pouvais croire encore. Combien de fois n’ai-je pas levé la tête, les joues gonflées, le front plissé, la cervelle meurtrie comme l’arrière-train par le banc de chêne, me demandant s’il y avait lieu de prendre pour bon ce que racontait le livre ou de rester sur ma position ? C’est alors que l’avis d’un adulte aurait été nécessaire. Mais il suffisait de les voir, paisibles, un peu renfrognés, fermés aux signes de plus en plus nombreux, pressants, redoutables qui nous parvenaient du dehors, sûrs d’eux-mêmes, de la réalité et je ramenais mes yeux sur la page, les joues toujours distendues, l’intersourcilier froncé.

Il ne m’aurait pas coûté, comme à mes voisins de table, de passer par profits et pertes les opinions que j’avais reçues, par la force des choses mais auxquelles, par la force d’autres choses ou, plus précisément, de leur signe, je n’adhérais pas vraiment. Mais, si mal que ce soit, elles étaient gagées sur des choses, des murs de pierre, des êtres de chair et de sang, des paysages fortement contrastés, des moments tandis que celles que je tirais des livres ne renvoyaient à rien de tangible, d’éprouvé. Il se pouvait que le papier en épuise toute la réalité et on ne bâtit pas sur des imaginations.

Pierre Bergounioux, Hôtel du Brésil, Gallimard, p. 37.

David Farreny, 22 mars 2024
doctrines

Dans le dernier lustre des années 1970, le milieu intellectuel français se coiffait de phénoménologie, de structuralisme, de marxisme, de psychanalyse. C’était aussi la mode des retours à – retour à Nietzsche, à Marx, à Freud, à Heidegger. On glosait et on s’entre-glosait doctement sur la mort du sujet, le signifiant et le signifié, le fascisme de la langue, la déconstruction, les machines désirantes, le Dasein, l’objet « a », que sais-je encore. On avait la manie de la théorie – y compris dans les marges de l’intelligentsia universitaire où se formulait une grandiloquente critique de la « société spectaculaire-marchande ». Par-delà leurs différences et leurs différends, ces doctrines s’accordaient sur un point : endormir l’honnête homme – dans les deux sens du terme. Rédigées avec le scrupuleux souci de l’obscurité afin qu’on y vît une complexité, elles n’avaient sur moi qu’un effet soporifique, mais sur d’autres un effet bluffant. En son temps où sévissait déjà un ésotérisme scolastique, Montaigne notait que « la difficulté » est une « monnaie que les savants emploient, comme les joueurs de passe-passe, pour ne pas découvrir la vanité de leur art » et de laquelle « l’humaine bêtise se paye aisément ».

Frédéric Schiffter, « La métaphysique dévastée (Sur Cioran) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024
avant-goût

Je ne saurais dire pourquoi l’idéal d’une vie heureuse me paraît aussi crédible et aussi rassurant que le slogan d’une « guerre propre ». Comme beaucoup j’ai le sentiment que ce monde n’est pas fait pour moi ou que je ne suis pas fait pour ce monde. Je me tourne et me retourne dans l’existence tel un insomniaque dans son lit, en proie à l’énervement et à l’hébétude. Après des moments très brefs d’euphorie que m’apportent un flirt, une étreinte, une conversation entre amis, une page de lecture ou d’écriture, que sais-je encore, je passe par de longues périodes d’abattement, encombré d’un moi bouffi et inexistant. Quand je ne regrette pas mes rendez-vous manqués avec les occasions de la vie, j’anticipe le deuil qu’il me faudra faire de mes plaisirs. De même que la fièvre altère l’arôme d’un bon vin, ma mélancolie donne un avant-goût de pourriture à ce qu’il m’est donné de savourer, et c’est bien moins l’étonnement devant ce qui arrive qui me pousse à « philosopher », que le blasement – une sorte de lancinant chagrin d’amour sans objet.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 18.

David Farreny, 14 mai 2024

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