dilatoires

Et moi qui n’ai pas

une seule cellule imaginative

incroyable l’invention diabolique

que je déploie

en manœuvres dilatoires

Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 67.

Élisabeth Mazeron, 23 juin 2006
lente

L’imbécillité de l’herbe.

L’intelligence de l’herbe.

Les lentes bêtes brouteuses.

Rien. Le temps. Les vaches. Rien.

L’imbécillité, la lente

Intelligence de l’herbe.

Rien. Le temps. Les vaches. L’herbe

Et sa lente intelligence.

Norge, « J’écoute brouter à Lupetière », Poésies 1923-1988, Gallimard, p. 207.

David Farreny, 24 sept. 2006
allégeance

— Tu ne dépends pas de moi.

— Et à qui donc est due mon allégeance ?

— À ce que tu aimes le plus. Mais tu ne sais pas encore ce que tu aimes le plus. Et ce n’est pas moi qui peux te le dire. Je sais ce que tu n’aimes pas, voilà tout. Tu n’aimes pas le Monde.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 271.

David Farreny, 24 avr. 2007
salamandre

La salamandre ne soupçonne rien de la moucheture noire et jaune de son dos. Il ne lui est pas venu à l’esprit que ces taches sont disposées en deux chaînettes ou se rejoignent en une seule sente compacte en fonction de l’humidité du sable, de la nuance vivante ou mortuaire du terrarium.

Ossip Mandelstam, Voyage en Arménie, L’Âge d’Homme.

Guillaume Colnot, 19 mai 2009
oh

Oh, les romans-feuilletons, les romans-feuilletons ! Récemment, on a pu lire en plein milieu d’un texte cette formulation minable : « … tel un lion, lentement il tourna sa tête… » – le lendemain on aurait dit qu’une bonne moitié des passagers avait le torticolis ; ils battaient des paupières et ronflaient avec un air de dédain et comme au ralenti. Et ce même jour, les jeunes filles aussi on ne savait plus par quel bout les prendre ; elles semblaient toutes avoir oublié leur mouchoir, et nous les hommes, elles nous transperçaient de regards on ne peut plus insolents. J’appris seulement par la suite qu’il était écrit au même moment dans la gazette concurrente : « … elle renifla avec insolence… »

Arno Schmidt, « Que dois-je faire ? », Histoires, Tristram, p. 76.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
marcheur

Je dis rose, mais ce pourrait être vent, sable, boue, bœuf-carottes, violoncelle, bruit de porte ou claquement de semelles de bois sur un carrelage… le déclic est le même. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de différence profonde entre la vue de la glycine en fleurs et celle d’un bus calciné par un attentat, entre une décapitation et marcher sur du gravier blanc… Cela peut sembler étrange, mais le processus d’écriture me paraît strictement le même, sinon le fait qu’il naisse d’émotions contraires […]. Il n’y a donc pas de sensations qui seraient poétiquement dignes, et d’autres non. Chaque poète a sa mémoire propre, avec des secteurs propices à la parole, et d’autres moins. Ce ne sont pas seulement des interdits moraux qui bloquent l’articulation entre sensation, émotion et parole ; des partis pris esthétiques, politiques ou simplement l’histoire personnelle peuvent également freiner et réduire le spectre du poétiquement possible pour chacun.

Faut-il dépasser ces limites ? Pas nécessairement, sauf si elles créent une frustration. Il me semble qu’on peut travailler aussi bien horizontalement, c’est-à-dire multiplier et diversifier les prises sur le réel, que verticalement, et creuser quelques sensations que l’on sait décisives. Plutôt que de chercher à étendre la palette, s’acharner sur certaines sensations qui insistent et pèsent sur la langue, sans que le poète sache toujours pourquoi. Ce que la poésie doit rejeter, c’est le confort, la réduction au savoir-faire. Au fond, il est aussi fou d’aller au bout du monde que de rester chez soi. L’important reste de tenter, de risquer ; la poésie demeure « en avant », dans ce déséquilibre qui porte le marcheur, même s’il ne sait où il va puisqu’il n’y a pas de chemin. Un poète fait du chemin, il ne le suit pas. Même lorsqu’on pourrait croire qu’il tourne en rond, ou en spirale.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 62.

Cécile Carret, 4 mars 2010
aimable

Combien de pères malpropres il y a, combien de mères délabrées ! Comme les hommes qui se croient aimés sentent souvent la crasse, et comme les coiffures des femmes qui se fient à leur amant sont souvent aplaties ! Les pantalons d’un conjoint sont souvent tachés et déformés, alors qu’un célibataire vivant seul débute presque toujours sa journée étincelant et bien rasé. C’est la certitude des gens liés de ne plus avoir à plaire qui fait cela, puisqu’ils ont déjà plu une fois et que celui ou celle à qui ils ont plu saura bien s’en souvenir. À cela s’ajoute leur peur panique de plaire une nouvelle fois et d’être entraînés dans les abîmes d’une nouvelle passion. Souvent, retenu par la crainte de plaire, on oublie d’être aimable.

Matthias Zschokke, Maurice à la poule, Zoé, p. 79.

David Farreny, 11 mars 2010
soupesé

1) Ayant soupesé la gibecière du chasseur de mammouth, l’invention de la roue sans plus attendre.

4) Le pianotement mélodieux des ongles sur les tables (par modification moléculaire de la kératine ; et nos cheveux quand nous remuons la tête en rythme font de la musique pour nos danses).

5) L’élucidation de la vieille et lassante énigme de l’œuf et de la poule, ainsi résolue : la première poule naquit du deuxième œuf et le premier œuf fut pondu par la deuxième poule.

20) Le moteur à blouse (?)

21) L’indispensable trigore (?)

22) Le jeu des treize boules (?)

23) Le cycle des Contes de l’avant-vieille et du surlendemain.

24) Le suffering-ball, simple sac de cuir empli de sable qui – par ricochet, déplacement, transfert – encaisse les douleurs à notre place.

25) Le parapluie inoubliable.

26) La séparation chirurgicale de la poésie et de la mièvrerie sur toute la longueur de la langue de chair.

33) Une couleur nouvelle (rien d’un boueux mélange de celles que nous connaissons) correspondant à certain état intérieur de contentement dans le malheur.

41) Les douze lois du hasard et leurs combinaisons.

42) Étendue à l’homme, la faculté du chat d’être pour soi-même brosse et coussin.

46) La Lettre aux habitants des mondes sublunaires suivie de leur amicale réponse

49) Mon père, récit biographique si précis dans son évocation – jusqu’aux organes, jusqu’à l’os, atomes et molécules compris – et d’une langue si délicate, si soignée, si stimulante, que le cœur du défunt se remit à battre ; et que chaque lecteur fervent à son tour ressuscite son propre père.

54) Une traduction fidèle et désopilante de la Bible.

58) Le dernier mot.

94) L’amour, comment l’obtenir et le garder (une méthode).

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, pp. 12-45.

Cécile Carret, 25 janv. 2011
mesurer

Aujourd’hui, mon point de vue a changé pas seulement parce que j’ai connu ce plaisir et que je ne me sens pas prêt à y renoncer (cet aveu me coûte), mais parce que j’ai appris à mesurer le temps qui passe à l’aune de la vie sexuelle. Je me suis mis – depuis mon veuvage – à compter les jours et les nuits moins en terme de temps chronologique écoulé ou révolu, qu’en fonction des rencontres ou des satisfactions de cet ordre. Non, ce n’est pas cela, c’est même exactement le contraire : je compte le temps des jours comme perdu, irrémédiablement perdu, quand il s’est écoulé sans émotion sensuelle. Sans émotion, sans contact, pas sans satisfaction : dans les périodes où j’ai recherché des satisfactions solitaires, il m’a semblé que le temps écoulé en était d’autant plus perdu ou gâché. Comme si l’émotion de la rencontre – une partenaire qui la veut bien, qui l’a souhaitée, quelle qu’ait été la nature de la réalisation – changeait la nature du temps qui passe, maintenait le contact avec la vie, avec la réalité même.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 64.

Cécile Carret, 13 mars 2011
non-chaloir

Tout comme la couche d’air qui nous entoure protège les Terriens contre la continuelle agression cosmique, il existait, il a longtemps existé autour d’eux une couche de non-savoir, de non-chaloir, de non-lire, de non-voyager, qui protégeait leur quiétude d’esprit contre le bombardement tellurique continu des Nouvelles, et qui l’a protégée plus longtemps encore contre celui, plus corrosif encore, des Images. On commence à s’apercevoir, maintenant que notre civilisation la dissipe, que cette couche isolante était vitale. Physiquement, l’homme ne vit pas nu, spirituellement aussi c’est un animal à coquille. Et les effets de ce mortel décapage sont devant nous : érosion continue et intense de toutes arêtes vives, de toute originalité — réduction progressive du refuge central, du for intérieur — contraction frileuse de l’esprit tout entier exposé sur toute sa surface, comme une pellicule fragile, aux bourrasques cinglantes qui soufflent sur lui de partout, irritation à fleur de peau, état de prurit et de gerçure.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 66.

David Farreny, 8 juil. 2014
habitudes

Les choses souvent répétées ne sont plus réellement vécues, elles sont jouées, elles sont mimées – ainsi de certaines habitudes sur les lieux de vacances familiers. Nous nous y livrons sans engagement, presque sans conscience, fantômes en visite déjà dans notre propre existence.

Éric Chevillard, « vendredi 28 avril 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024

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