démocrate

Les droits de l’homme sont des axiomes : ils peuvent coexister avec bien d’autres axiomes, notamment sur la sécurité de la propriété, qui les ignorent ou les suspendent encore plus qu’ils ne les contredisent […]. Qui peut tenir et gérer la misère, et la déterritorialisation-reterritorialisation des bidonvilles, sauf des polices et des armées puissantes qui coexistent avec les démocraties ? Quelle sociale-démocratie n’a pas donné l’ordre de tirer quand la misère sort de son territoire ou ghetto ? Les droits ne sauvent ni les hommes ni une philosophie qui se reterritorialise sur l’État démocratique. Les droits de l’homme ne nous feront pas bénir le capitalisme. Et il faut beaucoup d’innocence, ou de rouerie, à une philosophie de la communication qui prétend restaurer la société des amis ou même des sages en formant une opinion universelle comme « consensus » capable de moraliser les nations, les États et le marché. Les droits de l’homme ne disent rien sur les modes d’existence immanents de l’homme pourvu de droits. Et la honte d’être un homme, nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Levi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hante les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes, mais devant les victimes. Et il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble : la pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate.

Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, p. 103.

Guillaume Colnot, 15 fév. 2004
égards

Entre l’exigence d’être clair et la tentation d’être obscur, impossible de décider laquelle mérite le plus d’égards.

Emil Cioran, « Aveux et anathèmes », Œuvres, Gallimard, p. 1720.

Élisabeth Mazeron, 4 juil. 2005
cèle

       Tu fus telle ; sous la terre à présent,

Squelette et poudre. Sur les os et la fange,

En vain fixé dans l’immobile,

Mirant, muet, le vol des âges,

Veille seul la mémoire

Et la douleur le simulacre

De la beauté perdue. Ce doux regard

Qui fit trembler, comme aujourd’hui, ceux sur lesquels

Il s’arrêta ; ces lèvres d’où profond

Semble, comme d’une urne pleine,

Déborder le plaisir ; ce cou naguère étreint

Par le désir ; cette amoureuse main

Qui souvent, allongée,

Sentit devenir froids les doigts qu’elle serrait,

Et le sein pour lequel

Les hommes blêmissaient aux yeux de tous,

Furent un temps : à présent fange

Et ossements — dont une pierre

Cèle la vue infâme et triste.

Giacomo Leopardi, « Sur l’effigie funéraire d’une belle dame sculptée sur son tombeau », Chants, Flammarion, p. 219.

David Farreny, 10 juin 2009
fatigue

Or en ce temps-là, j’étais fatigué, d’une fatigue déjà ancienne, incarnée, que je croyais irrémédiable. Ce n’était pas la fatigue que nous connaissons tous, qui se dépose sur le bien-être et l’étreint comme une paralysie temporaire, c’était un manque définitif, une amputation. Je me sentais vidé, comme un fusil déchargé, et Valerio était comme moi, même s’il en avait moins conscience, et tous les autres aussi.

Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 12.

Cécile Carret, 21 mars 2010
convaincre

Allée des orangers : les cloches dans la nuit lancent un petit espoir de convaincre, tellement dissous qu’il atteint toujours le cœur de la cible.

Gérard Pesson, « dimanche 5 janvier 1992 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 51.

David Farreny, 22 mars 2010
plâtre

Même impression cent fois ressentie à l’instant de la prise de parole : un vide, un dédoublement. Je m’entends ne rien dire de ce que je voulais dire. J’entends parfaitement, clairs, et même trompettants, les mots à côté de ceux qui étaient appelés. J’entends ce chaos de phrases encore liquides prendre aussitôt : le plâtre de mon opinion.

Gérard Pesson, « mercredi 29 avril 1998 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 295.

David Farreny, 27 mars 2010
ordres

En route, en route, nous chevauchions à travers la nuit. Elle était sombre, sans lune ni étoiles, plus sombre encore que ne le sont habituellement les nuits sans lune ni étoiles. Nous avions une mission importante, le chef portait sur lui des ordres dans une enveloppe scellée. Inquiets à l’idée que nous pourrions le perdre, l’un de nous allait de temps à autre devant pour le toucher et s’assurer qu’il était toujours là. Une fois, juste comme j’allais voir moi-même, le chef n’y était plus. Nous ne fûmes pas trop effrayés, c’est bien ce que nous avions craint tout le temps. Nous décidâmes de rebrousser chemin.

Franz Kafka, « En route, en route… », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 568.

David Farreny, 17 déc. 2011
humour

Je défie quiconque de trouver de l’humour à qui que ce soit très longtemps.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 53.

David Farreny, 24 mars 2012
double

Pour un peu m’y eût manqué l’idiot ou l’ivrogne qui eût entravé çà et là cette fébrilité en titubant absurdement au beau milieu et en faisant perdre un instant à ce peuple suroccupé sa gravité et son application, jusqu’au moment où je m’aperçus que, m’arrêtant dans ma recherche d’endroits où je puisse étudier les deux livres, faisant demi-tour, m’écartant du chemin, palpant tel ou tel coin d’herbe pour savoir si l’on pouvait s’y asseoir, renversé contre un arbre, m’arrachant aussitôt à sa résine et trébuchant pour aller plus loin, j’étais à s’y tromper, le double de cet ivrogne.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 118.

Cécile Carret, 8 sept. 2013
litanie

Les jours du 11 novembre, à Cour-Cheverny, tous les écoliers faisaient le tour du village à pied derrière les maîtresses et les maîtres et les anciens combattants et la fanfare. Il pleuvait tout le temps comme un mauvais miracle.

Le monument aux morts, avec la stèle et la litanie des noms, était collé à l’école, si bien que pour qu’il y ait un parcours, on s’en éloignait pour revenir ensuite.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 23.

Cécile Carret, 22 sept. 2013
contraire

Les hommes me prouvent le contraire.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (4) », «  Théodore Balmoral  » n° 74, printemps-été 2014, p. 72.

David Farreny, 8 juil. 2014
leçon

Certains coquetiers sont en forme de sablier et je suppose qu’il convient alors de percer l’œuf par le fond pour comprendre l’amère leçon qui nous est dispensée tout en suçant tristement nos mouillettes de pain sec.

Éric Chevillard, « lundi 8 avril 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 13 avr. 2024
doctrines

Dans le dernier lustre des années 1970, le milieu intellectuel français se coiffait de phénoménologie, de structuralisme, de marxisme, de psychanalyse. C’était aussi la mode des retours à – retour à Nietzsche, à Marx, à Freud, à Heidegger. On glosait et on s’entre-glosait doctement sur la mort du sujet, le signifiant et le signifié, le fascisme de la langue, la déconstruction, les machines désirantes, le Dasein, l’objet « a », que sais-je encore. On avait la manie de la théorie – y compris dans les marges de l’intelligentsia universitaire où se formulait une grandiloquente critique de la « société spectaculaire-marchande ». Par-delà leurs différences et leurs différends, ces doctrines s’accordaient sur un point : endormir l’honnête homme – dans les deux sens du terme. Rédigées avec le scrupuleux souci de l’obscurité afin qu’on y vît une complexité, elles n’avaient sur moi qu’un effet soporifique, mais sur d’autres un effet bluffant. En son temps où sévissait déjà un ésotérisme scolastique, Montaigne notait que « la difficulté » est une « monnaie que les savants emploient, comme les joueurs de passe-passe, pour ne pas découvrir la vanité de leur art » et de laquelle « l’humaine bêtise se paye aisément ».

Frédéric Schiffter, « La métaphysique dévastée (Sur Cioran) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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