Bourrelée de remords, éperdue, en proie à un désespoir pitoyable, Emma l’adultère — qui déjà tend vers un suicide inéluctable — s’efforce maladroitement d’inciter le prêtre à l’aider à trouver une issue au malheur qui l’accable. Mais le prêtre, un homme simple et pas des plus malins, se borne à tirailler sa soutane souillée de taches, à interpeller d’un air éperdu ses acolytes, et à offrir des platitudes très chrétiennes. Sans rien trahir de sa frénésie, Emma reprend sa route, au-delà de tout réconfort de l’homme ou de Dieu.
William Styron, Face aux ténèbres. Chronique d’une folie, Gallimard, p. 81.
Je vous ai tant aimée car vous m’avez permis
de n’être plus moi-même au fond de vos trois chairs :
la très humide, la soyeuse et parfois l’autre,
imaginaire, où vous prenant et reprenant,
torture et griserie, je prenais les cent femmes
logées dans ma mémoire. Alors vous m’enleviez,
carnivore soudain, au nom de la douleur,
si pure en vous, si noble et douce, mes vertèbres.
J’étais heureux de m’allonger dans votre songe,
plus transparent que le regard, plus désinvolte
qu’une langue en voyage autour de vos seins nus.
Privé d’âme et de corps, je vous laissais le soin
de décider si je serais votre épagneul,
votre miroir brisé, votre peau de rechange.
Alain Bosquet, « Lettre d’amour », Sonnets pour une fin de siècle, Gallimard, p. 97.
Je restais assis comme si je n’avais pas été là.
— Tri-li-li.
Le silence, de nouveau, la prairie, l’azur, le soleil, déjà plus bas, des ombres qui s’allongeaient.
— Tri-li-li !
Mais cette fois, il y allait carrément, c’était agressif comme un signal d’assaut. Et aussitôt tomba un
— Berg !
À voix très haute, très nette… je ne pouvais pas ne pas demander ce que cela signifiait.
— Comment ?
— Berg !
— Quoi, berg ?
— Berg !
— Ah oui, vous parliez de deux juifs… C’est une histoire juive.
— Quelle histoire ? Berg ! Le berguement du berg dans le berg – vous comprenez ? – le bemberguement du bemberg…
Il ajouta d’un ton rusé :
— Tri-li-li.
Witold Gombrowicz, Cosmos, Denoël, p. 158.
Dans le brassage des concepts il était de plus en plus difficile de trouver une phrase pour soi, la phrase qui, quand on se la dit en silence, aide à vivre.
Annie Ernaux, Les années, Gallimard, p. 222.
Je descends de la lande, j’ai vu les digues de dessus et la mer au-delà des digues. J’ai vu en haut de la rue Monte-à-regret les crânes bien farcis de terre, sans le moindre souvenir d’amour, sans le moindre désir de mer. J’ai cru mourir dans la côte, mon corps était un puits où mes yeux voulaient se jeter. Je descends lentement, très lentement, que chaque fleur exhale sa bonté. Les collations sont douces au fond des cafés, je ne comprends rien à rien, je sais qu’on ne peut se faire à la puanteur des images mortes dans l’œil de mouton, je sais aussi que le malheur même est fragile. Je descends vers la ville, je vois l’octroi, je veux aimer.
Michel Besnier, Humeur vitrée, Folle Avoine.
La scène est comme la Phrase : structuralement, rien n’oblige à l’arrêter ; aucune contrainte interne ne l’épuise, parce que, comme dans la Phrase, une fois le noyau donné (le fait, la décision), les expansions sont infiniment reconductibles. Seule peut interrompre la scène quelque circonstance extérieure à sa structure : la fatigue des deux partenaires (la fatigue d’un seul n’y suffirait pas), l’arrivée d’un étranger (dans Werther, c’est Albert), ou encore la substitution brusque du désir à l’agression. Sauf à profiter de ces accidents, nul partenaire n’a le pouvoir d’enrayer une scène. De quels moyens pourrais-je disposer ? Le silence. Il ne ferait qu’aviver le vouloir de la scène ; je suis donc entraîné à répondre pour éponger, adoucir. Le raisonnement ? Aucun n’est d’un métal si pur qu’il laisse l’autre sans voix. L’analyse de la scène elle-même ? Passer de la scène à la méta-scène n’est jamais qu’ouvrir une autre scène. La fuite ? C’est le signe d’une défection acquise : le couple est déjà défait : comme l’amour, la scène est toujours réciproque. La scène est donc interminable, comme le langage : elle est le langage lui-même, saisi dans son infini, cette « adoration perpétuelle » qui fait que, depuis que l’homme existe, ça ne cesse de parler.
Roland Barthes, « scène », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, pp. 245-246.
On le voit, ce ne sont pas des projets étriqués car il ne convient à Grégor que d’affronter de vastes dimensions. Très tôt, parmi celles-ci, lui vient la certitude qu’il ferait bien par exemple un petit quelque chose avec la force marémotrice, les mouvements tectoniques ou le rayonnement solaire, des éléments comme ça – ou, pourquoi pas, histoire de commencer à se faire la main, avec les chutes du Niagara dont il a vu des gravures dans des livres et qui lui semblent assez à son échelle. Oui, le Niagara. Le Niagara, ce serait bien.
Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 15.
Ses escaliers crèvent les plafonds ; puis j’enrage de manquer d’imagination pour deviner où ils mènent et visiter cette étoile.
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 104.
ces choses anciennes dont on ne parle plus
quelques-unes d’hier et d’autres
jetées dans les égouts avec les vieux mégots
— vécu jeté aux quatre vents
nous avançons ensemble, il fait hiver, il gèle
ensemble il nous faudra engendrer l’avenir
ensemble nous tendons la main, la Seine coule
que sommes-nous ? le vent m’emporte
n’êtes-vous que des fables comme tout ce qui a
été, oh ! choses à peine croyables, et pourtant
un temps viendra où moi je ne serai
qu’une fable une sorte absurde de secret
mythique, existence qui exista, où donc ?
en quel siècle ? la Seine coulait en ce pays
elle charriait encore des cadavres, des dieux
et quelques vieilles, vieilles superstitions étranges
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 259.
J’ai toujours eu cette fantaisie de vouloir descendre à pied de la gare un jour, plus tard.
À l’époque, à Blois, ça ne se faisait pas. C’était un truc de pauvre, de désargenté, de moins que rien, disons. Seuls les misérables, les Fous oubliés par la Chauffe, descendaient à pied de la gare. C’était une indignité.
Pourtant, ça me plaisait beaucoup, ce trajet vers le centre-ville. C’est une longue et vraie descente, avec un sentiment physique ; une bascule quasiment ; ça me faisait penser au monde qui pencherait, plat, comme dans l’idée des Anciens, où on pouvait atteindre le rebord et dont on pouvait tomber.
La bascule perpétuelle de la ville vers son centre, comme la fourmi au bord du cône du fourmilion.
[…]
À l’inverse, la montée vers la gare – chargée du même opprobre – est assez pénible, peut-être même une épreuve. Comme toutes les montées, évidemment, mais celle-ci particulièrement.
Comme un certain calvaire. Et moins joli, au fond – ce qui est explicable – bien qu’on y passât dans l’inverse des mêmes beautés ; sans doute quelque chose de subtilement décalé dans la vision.
La fermeture, la clôture de l’horizon, dans la montée que l’on faisait plutôt à droite tandis qu’on descendait à gauche. Le repliement, le feuilletage différent des perspectives. La pente ardue qui tire sur les mollets.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 132.