feuilleton

Montépin ourdissait pour un même feuilleton tant d’intrigues si compliquées que sa plume s’y emberlificotait. Le Trombinoscope de Touchatout (1875, 4e volume, numéro 187) révèle — mais est-ce vrai ? — que pendant la publication des Tragédies de Paris dans le Figaro, « il envoya à M. de Villemessant un télégramme de détresse ainsi conçu : “Suis complètement embourbé, sais plus qu’ai fait de Sarriol ; ai mêlé enfants du prologue, me rappelle plus avec qui ai marié comte de Tréjean mois dernier. Envoyez secours.” »

Roland de Chaudenay, Les plagiaires, Perrin, p. 209.

David Farreny, 24 août 2003
vertu

Au retour, nous retrouvions notre baraque chauffée à blanc par le soleil de la journée. En poussant la porte, nous retouchions terre. Le silence, l’espace, peu d’objets et qui nous tenaient tous à cœur. La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 30.

Cécile Carret, 30 août 2007
troussait

Ce bâton en travers d’épaules me parut propre à d’autres proies : j’y crus voir garrotté sous des nylons froids que la posture troussait, au lieu du poil roux celui, tout noir et cru, moussant aux cuisses épaisses de cette garce. Je courais tout à fait, j’en avais le prétexte ; des joncs se brisaient sous mes pieds ; l’air à mes oreilles m’étourdissait ; sortie du bois par une sente infime, toute droite et peut-être effrayante comme Ysengrin le connétable, âpre comme sa louve, elle était là à deux pas de moi debout, telle qu’en courant j’aurais pu la heurter. Elle me parut géante. Je m’arrêtai court.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
protéger

Soit, se protéger contre de telles invitations n’est pas difficile. Et pourtant je ne sais pas si j’en serai capable, car ce n’est pas aussi facile que je l’imagine quand je suis encore seul et libre de tout faire, libre de rebrousser chemin si je veux ; car je n’aurai personne là-bas à qui rendre visite quand j’en aurai envie, personne avec qui je pourrai faire des excursions plus importunes encore, qui me montrera là l’état de son blé ou une carrière qu’il fait exploiter. Car on n’est même pas sûr de ses vieux amis.

Franz Kafka, « Préparatifs de noce à la campagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 89-90.

David Farreny, 19 nov. 2011
non

Tout a été soumis à l’Angkar, organisation mystérieuse et omnipotente : la vie sociale, la loi, la vie intellectuelle, la sphère familiale, la vie amoureuse et amicale. Je ne connais pas d’exemple, dans l’histoire, d’une telle emprise, presque abstraite à force d’être absolue : « Il n’y a plus de ventes, plus d’échanges, plus de plaintes, plus de jérémiades, plus de vol ni de pillage, plus de propriété intellectuelle. » Je ne connais pas le nom de ce régime politique – le mot régime lui-même ne convenant pas. C’est un état de « non habeas corpus ». Dans ce monde, je ne suis plus un individu. Je suis sans liberté, sans pensée, sans origine, sans patrimoine, sans droits : je n’ai plus de corps. Je n’ai qu’un devoir : me dissoudre dans l’organisation.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 88.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
aimer

Mais ça n’a rien à voir avec sa jupe. Si, quand même. Pour moi, si. Peu importe, je sais ce que j’aime, sa jupe. Elle aussi, sinon elle l’aurait pas achetée. Donc nous aimons la même jupe. Donc à travers la même jupe nous nous aimons. Donc je l’aime. Tu charries. Non. Une femme comme elle qui aime comme moi une jupe imprimée de fleurs aussi belles est forcément digne, je veux dire destinée à être aimée par un type comme moi. Autrement dit, si j’aime ce qu’elle aime, elle devrait normalement m’aimer.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 67.

Cécile Carret, 4 mars 2012
cheminement

— C’est comme l’histoire de nos toilettes, était-il en train de dire. Au départ, on avait des toilettes conventionnelles. On y faisait nos besoins sans y penser. Ploc ! C’était fait et on tirait la chasse ! On n’avait pas plus idée de la suite que la vache qui laisse tomber sa bouse. Mais la vache, elle n’a pas besoin d’y penser, parce que la nature a tout prévu. Quand la bouse de vache tombe, c’est une sorte de bénédiction qui biodynamise l’écosystème. L’homme, c’est exactement le contraire. Lui, il pollue. Mais l’homme, il a une cervelle. Il y a eu un moment où j’ai essayé de m’en servir, de ma cervelle, et d’imaginer ce qui se passait après la grosse commission. Je me suis donné une espèce d’exercice spirituel : suivre par la pensée le cheminement de mes fèces dans les canalisations.

Applaudissements et sifflements.

— Oui, je sais, ça fait rire au début. Mais je me suis accroché. Je l’ai visualisé ce cheminement : un cheminement souterrain… obscur… cryptique… sinueux… visqueux… poisseux… gluant… sordide… infect… immonde… dégueulasse… interminable…

Il s’était mis à faire des gestes qui grandissaient avec son exaltation.

Applaudissements et sifflements.

— Et puis, tout d’un coup, a-t-il repris, ça débouche à l’air libre, loin du point de départ. Oui ! Mais où ?

— Eh ! Pardi ! C’est pas bien difficile à deviner, a lâché Christian.

— Vous soulevez une vraie question, est intervenu JPM.

— Une vraie question qui exige une vraie concertation, a cru bon d’ajouter Audrey Gaillard. […]

— Alors, bien sûr, a poursuivi l’homme au blouson gris, on peut se dire, comme beaucoup de gens : ce n’est pas notre problème ! Le Sivu a tout prévu ! Mais qu’a-t-il prévu, le Sivu ? Une station d’épuration qui brasse la merde des environs dans un gros mixeur ? Un hideux lagunage ? Tout balancer direct à la rivière ? Là je dis : stop ! Il faut regarder la réalité en face ! Je dis : ce problème est mon problème et c’est le problème de chacun. C’est comme ça que j’ai décidé d’installer des toilettes sèches pour toute la famille. Au début, on trouvait que ça sentait l’ammoniac, mais pas plus qu’un bon saint-nectaire. Finalement, on a décidé de prendre les choses du bon côté. Chez nous, on ne dit plus « J’ai envie d’aller au petit coin », on dit : « J’ai envie d’aller au saint-nectaire. » Mais quand on voit tant de gens continuer à faire leurs besoins à tire-larigot, sans se poser les vraies questions au bon moment, je dis que l’homme est le problème numéro un pour la planète. Le jour où il disparaîtra, tout rentrera dans l’ordre. Et il n’y aura personne pour le regretter ! Voilà tout !

Applaudissements…

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 179-181.

David Farreny, 20 fév. 2015
film

Les grands moments d’une vie, les beaux, les forts, tiendraient sur une alléchante bande-annonce. Mais il faut se taper tout le film.

Éric Chevillard, « jeudi 19 juillet 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 27 fév. 2024
œuvre

L’existence de l’œuvre d’art prouve que le monde a un sens.

Même si elle ne dit pas lequel.

Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 19.

David Farreny, 1er mars 2024
ténia

La pensée maîtresse de Mme Du Deffand n’avait rien à voir avec l’une de ces grandes questions morales, scientifiques ou politiques qui agitaient les philosophes, mais procédait d’une indisposition existentielle contractée depuis toujours : l’ennui. Non pas cette hébétude qui saisit les gens affairés et qui, soudain, se voient désœuvrés ; plus radicalement, le lancinant sentiment d’une vie stérile soumise à un temps porteur de nulle autre œuvre que la déchéance du corps et de l’esprit et de nulle autre fin que la mort. La marquise parlait de l’ennui comme d’un ténia de l’âme : « Il consomme tout ce qui pourrait me rendre heureuse. » Au plus haut de ses crises et à mesure que le noir tombait sur ses yeux, elle souhaitait se déserter comme on plante là une mauvaise compagnie. On qualifierait aujourd’hui son mal de « maladie orpheline », sans cause précise ni spécifique — hormis, à la rigueur, les cures répétées de mondanités érigées en calendrier de la vacuité. « C’est de toutes les maladies de l’âme la plus effrayante, écrit-elle au comte Scheffer ; c’est l’avant-coureur du néant. »

Frédéric Schiffter, « La marquise du cafard (Sur Mme Du Deffand) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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