contradiction

Il y a contradiction dans toute existence ; mais le désordre ne la résout pas — et l’ordre, en tout cas, la respecte.

Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 11.

David Farreny, 13 avr. 2002
lieu

C’est curieux, malgré tout : jadis, « elle aimait la toilette », comme disait sa tante La Bohal ; lui adorait cette expression, il s’en souvient. « Et elle la porte à merveille ! » À merveille. Et aujourd’hui encore, si elle voulait, si elle pouvait : mince, donc, assez haute taille, les cheveux courts, ce beau visage un peu long, un peu maigre, où l’orbite du regard fait au-dessus des paupières une zone que l’ombre investit plus profond, certains soirs ; et cette ombre en arrière de ses cils, c’est le lieu même de la tendresse qu’il a pour elle, songe-t-il, quand il y songe.

Renaud Camus, L’épuisant désir de ces choses, P.O.L., p. 21.

David Farreny, 29 janv. 2006
indétermination

La philosophie se meut dans un air raréfié, un peu trop loin du sol exigu, détaillé de nos existences. L’histoire parcourt à trop longues enjambées les plaines de la durée. Nos gestes, nos affections, nos pensées, trop insignifiants, fugaces, se diluent. D’ailleurs, c’est des morts qu’elle parle et nous respirons encore. Il s’agissait de trouver une voie médiane entre les mots approximatifs de chaque jour et l’explication générale, abstraite, où se perdent la couleur et le goût des instants, la temporalité courte, chargée d’affects, scandée d’événements petits, mais pour nous très grands, décisifs, qui sont la vie même. La littérature, dans son indétermination essentielle, semblait être le chemin. Je l’ai emprunté.

Pierre Bergounioux, Écrire, pourquoi ?, Argol, p. 16.

David Farreny, 2 juil. 2006
bêtise

Les œuvres sans bêtise n’ont aucun intérêt. Elles ratent le corps. Le génie, c’est un aménagement technique de la bêtise : j’ai souvent exprimé ailleurs cette conviction — mais la bêtise, c’est aussi la répétition, le ressassement, l’espoir absurde d’en finir une bonne fois avec la bêtise, avec le sens, avec l’expression et le vouloir-dire, avec le corps (or on n’en finit pas plus, évidemment, qu’on n’a jamais pu commencer). Qu’y a-t-il de plus bête que l’obsession du rang chez Saint-Simon, la mondanité chez Proust, le familialisme petit-bourgeois chez Joyce ? Et pourtant, ôtez cette matière, éminemment première, que reste-t-il des œuvres ? Ce n’est pas en faisant une croix sur la bêtise que l’on écrit de bons ou de grands livres, c’est en cherchant un arrangement avec elle, en la malaxant indéfiniment, en lui imposant une forme sans la réduire en volume ni en vivacité, en la soumettant à l’intelligence, au travail, au talent, au génie, selon les moyens dont on dispose.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., pp. 42-43.

David Farreny, 5 mai 2009
racheter

Tu te disais : ces choses banales et qui sont à n’importe qui, elles vont devenir moi. Ils verront, tous, ceux qui l’ignorent, à quel point je suis malin. Je passe pour intelligent, oui, mais toute intelligence est hypothétique. On ne sait pas où elle est, on ne l’a jamais sous les yeux. Avec le livre, elle deviendra visible, indubitable. Ce sera l’intelligence absolue, celle qu’on peut toucher, celle pour laquelle on fait un chèque au libraire. Le problème, bien sûr, c’est qu’à vouloir paraître malin, on l’est moins. Or toute la ruse est là : je ne serai pas mon livre. Il se sera produit malgré moi, je me serai montré intelligent sans le faire exprès. L’auteur d’un livre est innocent de son propre génie. Voilà ce à quoi il faut parvenir : être justifié par le livre, et en même temps rester au-dessus de ça. Aussi tu t’évertuais devant ton écran à être et à n’être pas ton livre, à l’écrire sans l’écrire. Avec cette technique, il n’avançait pas beaucoup.

Tu en avais pourtant besoin. Ces longues stations à ton clavier t’évitaient de devoir admettre que tu n’étais que toi. Tu n’imaginais pas qu’on puisse ne pas vivre un pied dans l’éternité, dans ce monde comme si on n’était pas déjà, en partie, hors du monde. Aussi demeurais-tu incapable de comprendre les réactions et les motivations de tous ceux qui ne pouvaient pas, au prix de ces heures à frapper sur des touches, se racheter de leur vie.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, pp. 244-245.

Élisabeth Mazeron, 5 nov. 2009
phrase

Aimer la littérature, c’est être persuadé qu’il y a toujours une phrase écrite qui nous re-donnera le goût de vivre, si souvent en défaut à écouter les hommes. Soi-même, entre autres.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 50.

David Farreny, 24 mars 2012
éclat

… Or il y avait un si long temps que j’avais goût de ce poème, mêlant à mes propos du jour toute cette alliance, au loin, d’un grand éclat de mer — comme en bordure de forêt, entre les feuilles de laque noire, le gisement soudain d’azur et de ciel gemme : écaille vive, entre les mailles, d’un grand poisson pris par les ouïes !

Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 263.

Guillaume Colnot, 3 avr. 2013
faire

Je ne vois pas ce que je pourrais faire de moins.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (4) », «  Théodore Balmoral  » n° 74, printemps-été 2014, p. 77.

David Farreny, 8 juil. 2014
rougis

Moins je mens, plus je rougis.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard.

David Farreny, 28 fév. 2024
coups

Je m’étais souvent demandé si Carl était mauvais, ou pervers, ou torturé au point d’exercer sa vengeance comme une grammaire, à chaque détour de phrase, et dans quelle mesure elle pouvait se contenir dans les mots. À l’écrit, ceux qu’il employait dans son métier de critique étaient eux-mêmes des débordements, où sa vision du cinéma véhiculait moins des avis tranchés que des condamnations sans appel, dont les victimes se relevaient souvent mal. À l’oral aussi, ses mots semblaient lestés d’une charge trop lourde, que le décalage de leur sens déséquilibrait, ils portaient plus loin que nécessaire, on les recevait comme des coups. À quel moment Carl pouvait sortir de leur cadre, il était impossible de le savoir.

Christian Oster, Massif central, L'Olivier, p. 13.

David Farreny, 28 fév. 2024
verse

Cet après-midi entamé Trézeaux d’Henri Thomas, des poèmes qui ne paient pas de mine, mais que j’envisage d’ores et déjà très bien :

Je songe, je tergiverse,

Je vois la to-ta-li-té,

Et puis je verse

D’un seul côté.

Philippe Louche, Psychogéographie indoor (103). 🔗

David Farreny, 1er mars 2024
avant-goût

Je ne saurais dire pourquoi l’idéal d’une vie heureuse me paraît aussi crédible et aussi rassurant que le slogan d’une « guerre propre ». Comme beaucoup j’ai le sentiment que ce monde n’est pas fait pour moi ou que je ne suis pas fait pour ce monde. Je me tourne et me retourne dans l’existence tel un insomniaque dans son lit, en proie à l’énervement et à l’hébétude. Après des moments très brefs d’euphorie que m’apportent un flirt, une étreinte, une conversation entre amis, une page de lecture ou d’écriture, que sais-je encore, je passe par de longues périodes d’abattement, encombré d’un moi bouffi et inexistant. Quand je ne regrette pas mes rendez-vous manqués avec les occasions de la vie, j’anticipe le deuil qu’il me faudra faire de mes plaisirs. De même que la fièvre altère l’arôme d’un bon vin, ma mélancolie donne un avant-goût de pourriture à ce qu’il m’est donné de savourer, et c’est bien moins l’étonnement devant ce qui arrive qui me pousse à « philosopher », que le blasement – une sorte de lancinant chagrin d’amour sans objet.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 18.

David Farreny, 14 mai 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer