duperie

Une jeune femme s’était assise en face de lui à la dernière gare ; à genoux sur elle, son enfant lui avait pris délicatement les joues entre ses petits doigts et les tirait en riant. C’est alors que la duperie avait été commise : lorsque sa mère lui avait fait croire (comme cette mère le faisait croire en cet instant à son enfant) que la vie coulait à sa portée, qu’elle était bonne, mais qu’on pouvait attendre, qu’il serait toujours temps de la saisir. Chacun de ses regards caressants le confirmait : quelque chose viendrait, qui serait enfin « la vie » ; mais lorsqu’on se retrouvait un jour sans le soutien de ces genoux familiers, il n’y avait plus rien, que le pur passage du temps, qu’une attente étale, décolorée, marquée des seuls signes de son écoulement ; un lent retour au rien. La chose lumineuse et pleine dont sa vérité aurait eu besoin pour se reconnaître et s’accomplir n’avait pas eu lieu. Et en fin de compte il avait eu sa part : l’amour d’une femme, des enfants, un travail qui ne l’ennuyait pas.

Danièle Sallenave, Un printemps froid, P.O.L., p. 168.

Élisabeth Mazeron, 26 fév. 2007
clos

Il traduit aussi le Monde, celui qui voulait s’en échapper. Qui pourrait échapper ? Le vase est clos.

Henri Michaux, « Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 3.

David Farreny, 2 avr. 2007
écorner

Quelque chose, chez lui, interdisait peut-être qu’on s’[…]inquiétât sérieusement, ou bien c’était moi qui lâchais, qui décrochais, soudain, et […] je songeais à ces efforts que tous trois nous déployions, finalement, quand nous étions au fond des solitaires, qui s’efforçaient de l’être moins, sans doute, mais qui, se faisant, se contentaient d’écorner quelque contrat passé avec eux-mêmes.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 96.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
détour

Tel est le fond de la triste nature que j’ai touchée en dotation pour le détour par la vie.

Pierre Bergounioux, « dimanche 1er avril 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 294.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
affligeant

Il n’est pas sur cette planète un village qui puisse s’enorgueillir de cette naissance – honte sur nos villages ! À quoi bon ces communes qui n’enfantent que les clairons et les tubas de la fanfare municipale ? Et n’est-il pas affligeant, quand on sait tout l’osier qui a poussé sur cette terre depuis l’aube des temps, n’est-il pas affligeant de penser qu’il ne s’en trouva pas douze brins pour tresser le berceau à Dino Egger ? Il y a de bonnes raisons de pleurer, nous en possédons tous un joli lot dont nous sommes du reste assez jaloux, mais celle-ci est sans doute la seule qui nous soit commune.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 13.

Cécile Carret, 25 janv. 2011
éviter

À ma demande, Léone me parle de cette mystérieuse tranquillité qu’aiment les femmes et dans laquelle elles se réfugient volontiers après les tourments de l’amour, ou pour les éviter. Par « tourments de l’amour », j’entends moins l’attente déçue, les tromperies, la douleur surtout d’être abandonnée, que l’inquiétude qu’une femme ne peut manquer d’éprouver sur sa féminité même, inquiétude qu’un homme qui aime les femmes a du mal à concevoir, et doit à chaque fois faire un effort pour se représenter à nouveau. Tant pour lui, chaque femme incarne cette féminité désirée, espérée, ce trésor que chacune semble posséder et avoir le pouvoir d’accorder ou de refuser. Alors qu’en fait, de l’adolescence à l’âge mûr, face à l’éventuel désir des hommes, aucune n’est assurée de l’avoir : soit qu’elle se sente trop pauvrement dotée à cet égard – les autres ont de plus gros seins, une plus belle peau, un savoir-faire qu’elle n’a pas –, soit que le passage du temps menace de l’en déposséder.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 75.

Cécile Carret, 13 mars 2011
rebutées

Une dame, dans un petit préfabriqué, m’accueille gentiment et m’invite à faire mon marché. Ce sont de véritables montagnes de fer qui se dressent devant moi et je dois peser soixante kilos tout habillé. Je commence par récupérer, près de l’entrée, des chutes rondes et triangulaires de fer noir, encore huileux, qui provient d’une fabrique de crics. Le sol est jonché de fortes tiges rondes filetées, rebutées. Ensuite, par une sorte de canyon aux parois de ferrailles enchevêtrées, vers l’arrière du terrain qui couvre un ou deux hectares. Je repère deux barres de coupe de faucheuse, l’une encore assujettie à l’engin, l’autre libre, tordue. Mais le montage des doigts, à écrou noyé, m’interdit de les prélever. Il faudrait une clé spéciale, à picots et, d’ailleurs, la rouille a soudé le tout. De lourdes installations industrielles ont été démantelées et entassées là, poutrelles, bennes, grandes roues crantées, inamovibles masses de métal. Il y a aussi des bulldozers, des trains de chenilles, des pelles aux dents énormes, un troupeau de camions militaires sous camouflage, enlisés, renversés dans la boue craquelée, tendrement appuyés l’un à l’autre, joue contre joue, des amoncellements de tire-fonds, de douilles d’obus de petit calibre avec les gaines d’alimentation. Plus loin, sous un enchevêtrement de poutrelles, des canons automatiques de 20 mm dont le percuteur a été maté d’un coup de chalumeau. Quel gâchis !

Pierre Bergounioux, « lundi 15 juillet 2002 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 256-257.

David Farreny, 26 janv. 2012
antipodes

Cathy prend le volant et je ne suis pas rassuré du tout. Nos maximes directrices sont aux antipodes l’une de l’autre. L’univers qui l’a engendrée était homogène, autonome, ancré dans la civilisation rurale traditionnelle, la longue durée braudélienne, doté d’une forte assise matérielle et d’une vigoureuse et farouche détermination que pondéraient des femmes enseignantes, Jeanne, Berthe, Octavie, chacune admirable, à sa façon. L’accord était parfait entre parents et enfants, la confiance entière, les valeurs incontestées. J’ai vécu, grandi, malheureux, divisé, dans un monde écartelé entre la vieille campagne et les prestiges lointains de la culture citadine, dans la petite bourgeoisie d’une sous-préfecture excentrée. Aussi loin que je remonte, je cultive une dissidence ouverte ou larvée, récuse (avec raison) les préceptes qu’on prétend m’inculquer, me paie de chimères, d’idées folles, forme des projets extravagants, sacrifie à des occupations insanes, voudrais savoir, entreprends de me changer, me condamne à des travaux sans fin, à un mécontentement éternel, au désespoir. Voilà ce qui explique que je sois plein d’appréhensions, sur le siège du passager, tandis que Cathy, sereine, résolue, agissante, égale, une, tient le volant. Il fait beau. La campagne est au faîte de sa gloire, en cette fin juillet, les arbres en majesté, d’un vert plus sombre, déjà, sur le fond clair, jauni des prés, l’or, ici et là, des blés. La circulation se fait plus dense, sur l’A 71. Par moments, je parviens à m’absorber dans la contemplation émerveillée du paysage traversé puis la crainte revient, m’accapare. On roule trop vite, trop près de celui qui nous précède. Je prends les commandes à Vierzon et ça va beaucoup mieux.

Pierre Bergounioux, « lundi 28 juillet 2008 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 890.

David Farreny, 26 fév. 2012

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