louche

Les crêtes, les ravins, les fronces de la zone métamorphique, l’eau glacée qui sourd, les étangs de plomb, les tourbières, la clarté louche que filtre le taillis, les rampes bossuées dissuadent d’aller.

Pierre Bergounioux, « Sauvagerie », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 16.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
contournent

Sophie demanda, effrayée : « Tu n’aimes pas ton enfance, Gerhard ? » Le malade la regarda gravement : « L’aimer ? Oh si. Je l’aime comme on aime un mensonge qui rend heureux, ou un rêve dans lequel on était, ou une bonté qui fait de vous un esclave. J’aime ces pièces qu’elle a habitées, et ta voix qui était sa nostalgie. J’aime tous les chemins où tu m’as conduit, ces chemins discrets, silencieux qui contournent la vie pour mener à ton Dieu. »

Sophie eut un mouvement qui fit tomber la cuillère d’un coup sec sur la soucoupe.

Puis elle dit froidement : « Je t’ai élevé dans la piété. »

Gerhard sourit légèrement : « Qu’est-ce que la piété ? Le plaisir qu’on prend à des églises sombres et à des arbres de Noël illuminés, la gratitude que l’on éprouve pour un quotidien tranquille que ne vient troubler aucune tempête, l’amour qui a perdu son chemin et qui cherche, qui tâtonne dans l’infini sans rivages. Et une nostalgie qui joint les mains au lieu de déployer ses ailes. »

Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 129.

Élisabeth Mazeron, 17 janv. 2008
infanticide

Dîner accablant, près de papa dont l’éloignement me désespère. Comme s’il n’avait vécu que de nous détruire, Gaby et moi, chaque jour, qu’il eût tiré toute son énergie, son être même et sa joie, de l’anéantissement quotidien de nos frêles personnes. C’est sans doute l’autre face de l’Œdipe, l’infanticide qui en constitue l’épisode premier. Et puis un jour, nous avons atteint l’âge, pris la consistance, acquis la connaissance qui nous mettaient hors de ses atteintes et c’est lui qui a basculé dans le néant. Comme s’il n’avait pu coexister avec nous, que la disparition de son père, lorsqu’il était enfant, lui eût interdit de souffrir, près de lui, en tant que père, des enfants. C’est ainsi que je m’explique, désormais, l’ombre terrible qu’il a jetée sur nos commencements, la lutte à mort où il nous a provoqués quand nous ne songions qu’à vivre en paix, affectueusement, avec lui.

Pierre Bergounioux, « dimanche 9 novembre 1986 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 548-549.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
halte

Mais parce que la pluie avait cessé, j’ai continué à marcher ; à présent les heures que j’ai passées dans ma chambre, avec le soleil à mon réveil, ne sont plus qu’une halte dans la marche que j’ai commencée il y a très longtemps. Je n’ai pas ménagé mes forces ; de celles que j’avais en me réveillant, il ne me reste qu’un souvenir, comme de ce soleil qui éclairait ma chambre avant la pluie ; elles ne me soutiennent pas plus que ce souvenir n’éclaire la rue maintenant. C’est entendu : je perds mes forces, je perds mon temps, je n’ai pas de volonté. Je crois tout de même que c’est ce que je voulais.

Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, p. 134.

David Farreny, 7 août 2009
gazon

35. Sujets de poésies

La capitale. La puéraire. La bardane d’eau. Le poulain. La grêle. Le bambou nain. La violette à feuilles rondes. Le lycopode. L’avoine d’eau. La sarcelle. Le canard mandarin. Les massettes poussées çà et là, en automne. Le gazon. La liane verte. Le poirier. Le jujubier. Le « visage du matin ».

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 92.

David Farreny, 12 avr. 2011
ordonner

Quelque chose de plus avisé que nous se charge, sans doute, à notre insu, de meubler la mémoire et d’ordonner l’oubli. Prétendre garder trace, comme je fais, du passé relève de l’enfantillage. Le temps se moque bien des fugaces occupants qui prétendent fixer son impalpable et tragique substance.

Pierre Bergounioux, « mardi 29 août 2006 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 673.

David Farreny, 15 fév. 2012
décrire

L’énorme bureau familier, des stylos, la machine à écrire à même le sol, une jatte en verre mauve dans l’eau de laquelle des mégots de cigarettes immergés flottent comme des cadavres et, sur les feuilles manuscrites éparpillées, toutes sortes de gribouillis incompréhensibles, du genre : « Ici, atténuer sans faute ! » « La lanterne obscure de l’hiver… » « G. est pâle, mais éviter de le décrire, le suggérer seulement… »

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 168.

Cécile Carret, 22 juin 2013
filiation

Les vieux amis de monsieur Songe sont célibataires et comme lui toute leur vie n’ont parlé que de leurs neveux. Dans l’esprit de monsieur Songe c’est la seule filiation. Au point qu’il n’imagine même pas que les neveux de ses amis et leurs petits-neveux puissent être mariés. Il se dit donc mais alors il n’y aura pas de dames ? Il nous en faut. Où les trouver ?

Monsieur Songe note trouver dames.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 90.

Cécile Carret, 8 déc. 2013
visions

Ma preuve de l’inexistence de Dieu, je vais la partager généreusement, je vais en faire profiter tout le monde. Pour certains, elle confirmera ce qu’ils supposaient, ce que leur expérience de la déréliction et de l’effroi leur avait suggéré ; mais, pour d’autres, quelle désolation ! D’un coup, la ruine de toutes leurs espérances, l’anéantissement d’une vie vouée à la chimère. À tous ceux-là, très humblement, je demande pardon. Ce qui fut la source de votre joie est en vérité un égout stagnant. Je comprendrais que vous m’en vouliez un peu pour cette révélation. Au-delà de la mort, il n’y a que le néant qui d’ailleurs n’est pas non plus et ne porte pas de nom. Il n’y a même pas le néant ! C’est dire l’ambiance. Et qu’est-ce qui m’autorise à affirmer cela et à trancher dans ces matières avec tant d’aplomb ?

Ma preuve, donc.

La voici.

Peu à peu, nous découvrons l’explication de tous les phénomènes, la loi de la gravitation, la photosynthèse, l’orogénèse, les marées, comment la vapeur forme les nuages qui retombent en pluie, etc. Toute l’organisation se fait jour et le développement logique de chaque chose nous apparaît même quand l’origine est accidentelle.

Or.

Et c’est là que j’abats ma carte.

Et que volent en éclat de très anciennes visions du monde.

Il me semble qu’un dieu créateur se serait passé de cette cohérence physique, biologique, de ce verrouillage des combinaisons, de ces structures moléculaires et de ces trains d’atomes, et que la magie pure de son bon vouloir lui aurait suffi, hors toute nécessité, à mettre la girafe debout. Ce grand horloger, ce géomètre expert adoré sur les continents, c’est bien parce qu’il serait tel en effet qu’il ne saurait être. Pourquoi tous ces rouages, tous ces systèmes de mailles et ces chaînes de causalité quand on est, non point une vieille qui tricote au crochet, mais un dieu omnipotent, quant tout pourrait exister et tenir sans justification d’aucune sorte, de par notre seule volonté souveraine ? Mais si celle-ci pourtant n’a pas suffi à ordonner le monde, s’il faut que tout phénomène obéisse à des lois que l’homme à force d’étude peut ensuite identifier et parfois reproduire, voire améliorer, alors il n’y a pas de transcendance, il n’y a pas de toute-puissance. Il n’y a pas de dieu.

À moins que.

À moins que l’invention de Dieu ne soit le terme même de tous les processus engagés, le but suprême et la conséquence ultime de tous les principes simultanément à l’œuvre dans le monde, parmi lesquels les actions de l’homme ne compteraient pas pour rien, parmi lesquels peut-être ces pages seront décisives.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 99.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
faire

Je ne vois pas ce que je pourrais faire de moins.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (4) », «  Théodore Balmoral  » n° 74, printemps-été 2014, p. 77.

David Farreny, 8 juil. 2014
au-delà

Il n’y a que dans les rêves des vivants dont ils furent proches que les morts réellement réapparaissent et peuvent même connaître de nouvelles aventures. Nous dormons pour que vivent les morts. La nuit, ces fantômes s’incarnent dans nos corps. C’est en vérité cela, l’au-delà.

Éric Chevillard, « vendredi 5 septembre 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014

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