L’idée, qu’on rencontre aujourd’hui souvent, que la culture digère tout, s’approprie les productions subversives qu’elle ainsi désamorce et qui deviennent après cela un nouveau chaînon d’elle, cette idée est fausse.
Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Minuit, p. 23.
Le présent n’est pas dans ce qu’on espère. La vérité n’est pas dans ce qu’on imagine. Être vous prend par surprise. Vivre ne se tient pas tapi au milieu du désir — mais plutôt, peut-être, au cœur des coïncidences, parmi l’inattendu et l’inenvisagé, dans l’écorce d’un quotidien paradoxal, le quotidien des autres, où nous serions tombés du ciel en autocar ou en jeep, dans le Bardastrandar, sur les contreforts du Pinde, dans la sierra de Gredos, entre les Batuecas et les Hurdes.
Renaud Camus, L’épuisant désir de ces choses, P.O.L., pp. 117-118.
Près de nous, un vieux poirier tordait sa pyramide de branches, mangées de lichens et de mousses… quelques poires y pendaient à portée de la main… une pie jacassait, ironiquement, au haut d’un châtaignier voisin… tapi derrière la bordure de buis, le chat giflait un bourdon… Le silence devenait de plus en plus pénible, pour Monsieur… Enfin, après des efforts presque douloureux, des efforts qui amenaient sur ses lèvres de grotesques grimaces, monsieur me demanda :
— Aimez-vous les poires, Célestine ?
— Oui, monsieur…
Je ne désarmais pas… Je répondais sur un ton d’indifférence hautaine. Dans la crainte d’être surpris par sa femme, il hésita quelques secondes… et soudain, comme un enfant maraudeur, il détacha une poire de l’arbre et me la donna… Ah ! Si piteusement ! Ses genoux fléchissaient… sa main tremblait…
Octave Mirbeau, Le journal d’une femme de chambre, Gallimard, p. 85.
S’éloigner d’elle dans l’espace est surtout un moyen de s’éloigner d’elle dans le temps, dans mon temps à moi, et il s’agit de faire rendre à cet espace un maximum de temps.
Valery Larbaud, « Mon plus secret conseil... », Œuvres, Gallimard, p. 664.
Un mot est pris en croix entre la chaîne sonore dans laquelle il est engagé (phrase) et sa verticalité de sens multiples possibles. L’esprit va très vite, face à un énoncé pour connecter l’épais de chaque mot et le signifié approprié afin qu’au bout la chaîne fasse sens, globalement : phrase ou suite de phrases, texte.
Si la poésie semble parfois déroutante, c’est qu’elle fait souvent dérailler la chaîne « simple » du langage quotidien. Elle peut le faire de façon provocatrice, frontale, ou de façon plus « rusée » (James). J’aime mieux cette seconde manière, qui ne violente pas mais invite le lecteur à une circulation dans le poème, sans lui interdire la ligne droite, s’il la préfère. À lui de construire son trajet, chemin ou dédale.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 75.
Allée des orangers : les cloches dans la nuit lancent un petit espoir de convaincre, tellement dissous qu’il atteint toujours le cœur de la cible.
Gérard Pesson, « dimanche 5 janvier 1992 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 51.
111. Choses qui doivent être courtes
Le fil pour coudre quelque chose dont on a besoin tout de suite.
Un piédestal de lampe.
Les cheveux d’une femme de basse condition. Il est bon qu’ils soient gracieusement coupés court.
Ce que dit une jeune fille.
Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 238.
De ma chambre qui donne sur la cour, j’entends le bal public qui de tangos en fanfares va lentement aller jusqu’au matin. Il est bien vrai que Paris a pompé la France entière, tout ce qui se crée en province est condamné à être démodé avant même de naître, sauf, me semble-t-il, dans le Midi.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 31.
Mes ailes de géant les empêchent de m’acheter.
Philippe Muray, « 15 janvier 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 30.
« L’explication » consiste finalement à assimiler un mystère insolite à un mystère familier.
Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 38.