slow

Le slow qui tue est une machine logique à décollage vertical.

Pascal Comelade, Écrits monophoniques submergés.

David Farreny, 24 mars 2002
obscur

J’ai remarqué que les femmes qui observent les choses de près mettent les hommes mal à l’aise. À propos de Mme de Staël, Schiller écrit à Goethe : « Elle veut tout expliquer, comprendre, mesurer, elle n’accepte rien d’obscur ni d’insondable et pour elle rien n’existe qui ne puisse être éclairé par sa torche. » Et il conclut : « Elle n’a pas le moindre sens de ce que nous appelons poésie. »

Alberto Manguel, Journal d’un lecteur, Actes Sud, p. 197.

David Farreny, 13 janv. 2007
journée

La pluie, qui amincit le jour, n’est pas soumise à un horaire administratif. Bien avant l’aube, elle crible un rêve inexplicable où la chair de l’autre est comme sa propre chair. Une fusion jusqu’alors inconnue.

Les premiers gestes de vivre resteront baignés de cet impossible ; oripeaux jetés pêle-mêle sur le vif ; yeux, front, vitre, ciel, tout collés les uns aux autres, journée qui s’amorce qu’une bête déclinerait.

Jean-Pierre Georges, « Rideau », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 60.

David Farreny, 31 mars 2008
tant

Qu’importe d’ailleurs : si on marche, c’est que quoi faire d’autre. Je n’aime pas du tout qu’on m’arrête par le coude, qu’on me demande ce qu’il en est du bonheur : j’en ai ma part, je ne suis pas sûr qu’elle me serve tant.

François Bon, « Ce qu’il en est du bonheur », Tumulte, Fayard, p. 462.

David Farreny, 1er mai 2008
fatigue

Or en ce temps-là, j’étais fatigué, d’une fatigue déjà ancienne, incarnée, que je croyais irrémédiable. Ce n’était pas la fatigue que nous connaissons tous, qui se dépose sur le bien-être et l’étreint comme une paralysie temporaire, c’était un manque définitif, une amputation. Je me sentais vidé, comme un fusil déchargé, et Valerio était comme moi, même s’il en avait moins conscience, et tous les autres aussi.

Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 12.

Cécile Carret, 21 mars 2010
impossible

— Mon gentil, m’a-t-il dit un jour, pas à la maison, mais, comme ça, dans la rue, après une longue conversation ; j’étais en train de le raccompagner. Mon ami, aimer les gens comme ils sont, c’est impossible. Et pourtant, c’est ce qu’il faut. Et donc, fais-leur du bien, à contrecœur, en te bouchant le nez et en fermant les yeux (surtout ça qui est indispensable). Supporte le mal qu’ils te feront, sans te fâcher dans la mesure du possible, “en te souvenant que, toi aussi, tu es un être humain”. Bien sûr, tu es appelé à être sévère avec eux, s’il t’est donné d’être ne serait-ce qu’un tout petit peu plus doué que la moyenne. Les gens, ils sont vils par nature et ils aiment aimer par peur ; ne cède pas à cet amour-là et n’arrête pas de mépriser. Je ne sais plus où, dans le Coran, Allah prescrit au prophète de regarder les “mutins” comme des souris, de leur faire du bien et de passer devant eux — c’est un peu fier, mais c’est juste. Sache mépriser même quand ils sont bons, parce que, le plus souvent, c’est bien là qu’ils sont moches. Oh mon gentil, c’est en jugeant d’après moi-même que je dis ça ! Il suffit juste d’avoir un peu de cervelle pour ne pas pouvoir vivre sans se mépriser, qu’on soit honnête ou malhonnête, c’est pareil. Aimer son prochain et ne pas le mépriser, c’est impossible. À mon avis, l’homme a été créé avec une impossibilité physique d’aimer son prochain. Il y a là une espèce d’erreur dans les mots depuis le début, et “l’amour de l’humanité” ne doit être compris que comme l’amour pour cette humanité que, toi-même, tu t’es créée au fond de ton cœur (en d’autres termes, tu t’es créé toi-même, et, l’amour que tu ressens, c’est ton amour pour toi), et qui, donc, n’existera jamais en vrai.

— Jamais ?

— Mon ami, je veux bien, ce serait un peu stupide, mais ce n’est pas ma faute ; et, comme en créant le monde, on ne m’a pas demandé mon avis, je me réserve le droit d’avoir une opinion sur ce sujet.

Fédor Dostoïevski, L’adolescent (1), Actes Sud, pp. 402-403.

Bilitis Farreny, 16 août 2010
espèce

Plus tard seulement, à la veillée, dans les grandes cuisines enfumées, sur la place ou à l’auberge, s’amorce la conversation dans cette langue claire et robuste dont les tournures rituelles permettent toutefois l’expression d’un esprit vivace et savoureux relevant lui aussi du rite mais plus tribal que singulier. Des propos de ces hommes, le village émerge comme un univers dans le réseau serré des parentés, dans la profondeur des générations qui les unes après les autres ont habité ces maisons grises, dans l’histoire des avoirs, des changements de fortune des familles, dans les maladies, les naissances, les morts, dans les vieillards légendaires ; et tout est considéré comme un rite, un tribut dû à la vie et au temps. Comment dire ce qu’est par exemple l’assistance aux malades ou la veillée des morts quand tous, commères, hommes et enfants mêmes savent trouver les mots justes du rite qui consolent rituellement par cette pitié inhérente née non pas du cœur mais de la religion antique et tourmentée de l’espèce.

Mario Luzi, « Le mont Amiata », Trames, Verdier, p. 33.

David Farreny, 26 fév. 2013
portiques

Et si ce n’est ce chant, je vous le demande, qui témoignera en faveur de la Mer — la Mer sans stèles ni portiques, sans Alyscamps ni Propylées ; la Mer sans dignitaires de pierre à ses terrasses circulaires, ni rang de bêtes bâtées d’ailes à l’aplomb des chaussées ?

Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 264.

Guillaume Colnot, 3 avr. 2013
mobilisation

Il est connu qu’une mobilisation générale soulage les hommes, qui ne sont heureux de se retrouver, de vivre ensemble, qu’en état de guerre, que si l’absurde les concerne tous. La paix n’est jamais supportable.

Georges Perros, « Tête à tête », « Les cahiers du chemin », numéro 5, Gallimard, p. 58.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
système

Le Français est capricieux ou fanatique, il juge par lubie ou par système ; cependant le système même prend chez lui les apparences d’une lubie.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 920.

David Farreny, 1er mars 2024
dénouement

Pour freiner l’expansion d’un animal taré, l’urgence de fléaux artificiels qui remplaceraient avantageusement les naturels se fait sentir de plus en plus et séduit, à des degrés divers, tout le monde. La Fin gagne du terrain. On ne peut sortir dans la rue, regarder les gueules, échanger des propos, entendre un grondement quelconque, sans se dire que l’heure est proche, même si elle ne doit sonner que dans un siècle ou dix. Un air de dénouement rehausse le moindre geste, le spectacle le plus banal, l’incident le plus stupide, et il faut être rebelle à l’Inévitable pour ne pas s’en apercevoir.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 923.

David Farreny, 3 mars 2024
distance

Au fond, le politique ne m’intéresse que par misanthropie, dans une saine distance ou la contemplation fascinée de la bêtise humaine, et je ne me sens pas entièrement désigné par la définition fondatrice de la pensée politique occidentale — celle d’Aristote qui, dans sa Politique, dit que « l’homme est naturellement un animal politique, destiné à vivre en société ». Qu’on me permette de préférer ce qui suit, dans la même phrase : « Celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance, ne fait partie d’aucune cité est une créature dégradée ou supérieure à l’homme. » Soyons donc dégradés ou supérieurs, ou trouvons notre supériorité dans cette forme singulière de dégradation qu’est le fait de s’écarter de la dimension naturelle du politique, puisque l’État me garantit une liberté qui n’est en vérité qu’un champ de restrictions juridiques.

Richard Millet, « 5 », Désenchantement de la littérature, Gallimard.

David Farreny, 7 mai 2024
gens

De ce jour datent ma défiance à l’égard des bandes où mon « je » – aussi inconsistant soit-il – aurait à se dissoudre dans la confusion – aussi structurée soit-elle – d’un « nous » et, plus profondément, mon malaise à exister avec ce qu’on appelle les gens. Une église, un parti, un syndicat, mais aussi ce genre de bandes où on revendique et cultive une identité ethnique, culturelle, sexuelle, que sais-je, sont des moi collectifs identifiables que je prends plaisir, s’ils me sollicitent, à éconduire ou à traiter comme des fâcheux. Ivresse bon marché de la distance et petit luxe du refus : rien de plus facile de m’affirmer sachant que personne ne m’oblige à adhérer ni même à sympathiser. Peine ou plutôt joie perdue avec l’incommensurable Léviathan que sont les gens et qui m’étreint comme chacune de ses victimes dans les tentacules de l’anonymat et de l’impersonnalité. Ce moi-là, rien ne l’entame et nul ne lui échappe. Les individus s’y fondent et s’y confondent ; il les absorbe dans son idiotie – et c’est pourquoi il y a des jours où j’éprouve une très forte envie de « sécher » la vie comme un lycéen parle de « sécher les cours », envie de rester chez moi, seul, absolument seul, sans rien donner de moi aux autres et sans rien recevoir d’eux. Mais malgré que j’en aie, je sens bien que mon « Je » est les gens, que je ne peux prétendre qu’à une singularité quelconque et que ma solitude n’est qu’un lieu commun.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 34-35.

David Farreny, 14 mai 2024

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