Kraken

En 1752, le Danois Éric Pontoppidan, évêque de Bergen, publia une célèbre Histoire naturelle de Norvège, œuvre très accueillante et crédule ; dans ses pages on lit que le dos du Kraken a un mille et demi de longueur et que ses bras peuvent étreindre le plus grand navire. Le dos émerge comme une île ; Éric Pontoppidan en arrive à formuler cette règle : « Les îles flottantes sont toujours des Krakens. »

Jorge Luis Borges, Le livre des êtres imaginaires, Gallimard, p. 137.

David Farreny, 22 mars 2002
prémonition

Qu’est-ce que le passé, sinon une intense prémonition de l’inévitable ?

Geoff Dyer, La couleur du souvenir, Joëlle Losfeld, p. 207.

David Farreny, 23 mars 2002
rien

Celui qui n’a rien n’est pas content.

Stéphane Mallarmé, « Thèmes anglais », Œuvres complètes, Gallimard, p. 1101.

David Farreny, 23 mars 2002
Heebs

En tout cas, au milieu des cabanes délabrées des Heebs, il avait éprouvé une terreur véritable, il avait eu le sentiment d’être à découvert, d’être exposé sans aucune défense possible au milieu des constructions humaines les plus dérisoires : c’était une décharge publique où s’élevaient des cabanes en carton. Les Heebs cependant n’émettaient aucune protestation. Ils vivaient au milieu de leurs ordures dans un équilibre tranquille.

Philip K. Dick, Les Clans de la Lune Alphane, Albin Michel, p. 9.

Guillaume Colnot, 23 avr. 2002
perte

Or, la perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine si vous voulez ; elle l’affirme ; au fond ce n’est qu’une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense.

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune peintre, Rivages.

David Farreny, 26 mars 2005
naturelles

Aucun sacrifice ne modifiera les formes naturelles du mal.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 220.

David Farreny, 6 janv. 2006
habitudes

Telles sont les aventures sur place de celui qui les voit venir, avant qu’elles ne se produisent, la nature étant lente comme on le sait, si lente, si engoncée dans ses habitudes qu’on croirait presque à des lois.

Henri Michaux, « En marge d’En rêvant à des peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 719.

David Farreny, 15 juin 2006
tranchée

Comment ressusciter cet état, comment et sans adjuvant retrouver creusée la tranchée extraordinaire ?

Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 900.

David Farreny, 29 juil. 2006
couvercle

Nous sommes d’entre les morts, Marie-Louise et moi, à ceci près que je suis encore vivant et elle déjà morte — à moins que ce ne soit le contraire ; un épisode m’aurait alors échappé, mais ce ne serait pas le premier. Le couvercle est bien refermé. Nous sommes absolument seuls. Et je goûte, pour la première fois de ma vie, la désolation d’un vrai silence de mort.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 13.

Élisabeth Mazeron, 31 oct. 2007
couler

L’homme que j’aimais m’avait reproché un jour ma passivité supposée avec d’autres. C’était dans la cuisine, au moment du petit déjeuner, il m’a dit avoir peur de cette façon propre aux femmes en général et à moi en particulier, pensait-il, de ne pas savoir ou ne pas vouloir s’opposer au désir encombrant des hommes, de se soumettre si follement à leur demande. On dirait qu’il ne sait pas combien il est difficile de dire non, d’affronter la demande de l’autre et de la refuser – difficile et peut-être inutile. Pourquoi ne sait-il pas la nécessité parfois impérieuse de se couler dans le désir de l’autre pour mieux s’en échapper ?

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 50.

Cécile Carret, 16 mars 2012
horizon

Même si bien peu l’admettent, et si personne ne s’en satisfait, chacun pressent que le nihilisme est notre horizon indépassable. Les grandes fictions religieuses, métaphysiques ou politiques ne suscitent plus que railleries ou dédain. Parfois la jeunesse s’en empare, dans l’impatience d’être grisée par les concepts ou les slogans qui hypnotisèrent leurs aînés. Les vieux s’en accommodent d’autant plus volontiers qu’ils ne disposent pas de rhétorique de rechange. Mais, à l’exception des quelques épileptiques de service, nous nous accordons à penser, avec Ludwig Wittgenstein, qu’au moment où notre bêche heurte le roc de l’injustifiable, il est inutile de chercher à creuser davantage.

Roland Jaccard, « Les adultères de la raison », La tentation nihiliste, P.U.F., pp. 4-5.

David Farreny, 9 déc. 2014
chier

Nous marchions depuis un quart d’heure, en silence, dans le centre-ville de Brive. La plupart des rues étaient piétonnes. Les pavés de la chaussée dessinaient des motifs fleuris. Les façades étaient toutes rénovées. Chaque pierre était jointée à la perfection. À espacements réguliers, des vasques de géraniums alternaient avec des containers d’œillets d’Inde. Des haut-parleurs diffusaient une musique d’ambiance relaxante. Il y avait des boutiques sympas et des haltes gourmandes. Une signalisation spécifique pour les piétons proposait des itinéraires malins. Nous commencions à nous faire chier.

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 251-252.

David Farreny, 28 fév. 2015
phrase

Cette phrase me plaisait décidément beaucoup et je décidai de m’installer dedans pour y vivre désormais. Tout y était sans contradiction à la fois harmonieux et surprenant, inédit mais ordonné. Comme je m’y sentais bien ! Puis sont arrivés les lecteurs.

Éric Chevillard, « lundi 5 novembre 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 27 fév. 2024
évidée

Il y a, dans ces aménagements d’accords, dans ces retraits, quelque chose qui transgresse les catégories, qui leur fait franchir des frontières. D’accords, ils deviennent blocs, sons, énigmes, gestes, ponctuations, sidérations, carrefours. De la catégorie relevant de l’harmonie, ils passent à la catégorie d’événements, d’objets sonores, et peuvent même à l’occasion sembler appartenir au domaine de la mélodie (ce sont alors des sortes de super-notes, des notes épaissies, chargées, obèses, opaques, saturées). De l’accord, on est passé au désaccord, et, pour revenir encore à lui, il n’est guère surprenant qu’un Thelonious Monk ait aimé ça. C’est une manière de nier l’opposition binaire entre consonance et dissonance, en donnant à cette dernière un aspect clownesque et provocant qui à la fois la met en exergue et la rend acceptable, comme un tic nous inquiète et nous rassure, car il est le signe de l’être-là, pathologiquement singulier, du corps qui fait irruption, qui se met à parler tout seul, à faire (des) signes, qui clignote. Le piano de Monk est à l’évidence impur. Il laisse passer des morceaux non digérés, il est indécent, c’est comme un corps non-réparé, ou non-apprêté, un corps incivil qui laisse paraître ce que d’ordinaire on cache dès lors qu’on est en présence d’autrui.

Ce qui fascine, chez Thelonious Monk, c’est l’apparente contradiction entre ce que je viens de décrire et la nonchalance inimitable de son style. Il n’y a rien d’hystérique, chez lui. Il a toujours l’air de se promener, de flâner, le nez en l’air et les mains dans les poches. Il n’est pas nécessaire de brailler lorsqu’on est porteur d’une telle singularité. Au contraire. Hurler serait redondant et de mauvais goût. Sa musique semble se mouvoir dans un registre extrêmement mince, étroit, mais dans cet habitat exigu, elle utilise tous les angles, toutes les couleurs (non, pas toutes), et un vocabulaire qui trouve instantanément les mots les plus nus, sinon les plus crus. Sa manière de ne pas être d’accord avec le monde n’est pas tapageuse, mais j’imagine que face à lui, on devait savoir ce qu’il avait mangé à son dernier repas. Son intérieur est apparent, ses muqueuses nous sont familières, ce n’est pas sa pensée, qu’on connaît, c’est sa physiologie. Son instinct lui a imposé un corps qui monologue : même quand il joue avec d’autres il est seul. Il a compris comme personne qu’en retranchant on ajoutait, et il va jusqu’à se retirer lui-même de l’harmonie, c’est la virtuosité qu’il a inventée, une virtuosité en creux et bosses, une virtuosité évidée, trouée.

Jérôme Vallet, « Désaccords », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 14 mai 2024

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