« maintenant si jamais je te vois c’est toujours
comme une clé vivante. tes seins tes reins ta bouche
ce beau butin de nuits de portes et de joies.
comme une clé toute simple. un chiffre. une musique.
et le cours des choses va. on s’en étonne. les gens
qui songent à leur maison leur jardin leur enfance
les morts impersonnelles de petits fleuves des riens
des moments chaleureux des voyages et des actes
parfaitement accomplis. mais toi quand je te vois
verticale et brillante comme un astre de mai,
réelle : je deviens terre et vent je suis ta nuit
avec ses arbres et ses mots en mouvement
ce battement de voyelles parmi les tournesols
tes mains tes yeux ton jour comme une poignée d’oiseaux. »
Lionel Ray, « Célébration », Le nom perdu, Gallimard, p. 78.
Comprendre le sens d’un mot, c’est savoir quelles phrases il est possible de construire à partir de lui.
Jean Cohen, Structure du langage poétique, p. 105.
Tout est dans la manière, et toute la manière est dans une pensée.
Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 25.
À une époque, rien de ce que je pouvais entendre et voir ne m’était indifférent, quand bien même je recueillais un mot sur cinq, une vision sur cinq de tout ce qui retentissait à mes oreilles et à mes yeux. Maintenant que je suis coupé de l’univers, je subis le besoin de connaître le moment où cette aptitude à éprouver le flot de la vie s’est éteinte au centre de ma personne. Non pour appréhender la déperdition infligée à ladite personne par ce rétrécissement, mais sous l’influence d’un pur besoin de date. Afin de penser : « La rétractation s’est produite à tel âge, oui, à compter de tel jour mon existence s’est désavouée. »
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 148.
Éprouvé un malaise à la pensée que mes tableaux favoris allaient être reflétés par tous ces yeux niais et durs, où l’idée ne lutte même pas pour traverser la matière, mais demeure ensevelie — dans quelles digestions ?
Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 91.
La psychologie des personnages, elle aussi, semble abonder en contradictions, comme chez Proust : de même que dans la Recherche, les appréciations morales sur tel ou tel sont suivies d’exemples qui les contredisent, une même série d’adjectifs peut en receler plusieurs qui semblent tout à fait antagonistes ; mais il n’est pas exclu qu’il s’agisse là d’un simple souci d’exactitude.
Renaud Camus, « lundi 7 juin 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 499.
Je restais assis comme si je n’avais pas été là.
— Tri-li-li.
Le silence, de nouveau, la prairie, l’azur, le soleil, déjà plus bas, des ombres qui s’allongeaient.
— Tri-li-li !
Mais cette fois, il y allait carrément, c’était agressif comme un signal d’assaut. Et aussitôt tomba un
— Berg !
À voix très haute, très nette… je ne pouvais pas ne pas demander ce que cela signifiait.
— Comment ?
— Berg !
— Quoi, berg ?
— Berg !
— Ah oui, vous parliez de deux juifs… C’est une histoire juive.
— Quelle histoire ? Berg ! Le berguement du berg dans le berg – vous comprenez ? – le bemberguement du bemberg…
Il ajouta d’un ton rusé :
— Tri-li-li.
Witold Gombrowicz, Cosmos, Denoël, p. 158.
Tous ses rapports avec le monde semblent se produire à travers quelque membrane. Cette membrane empêche toute forme de fertilisation. Métaphore intéressante, gros potentiel, mais il ne voit pas où cela peut le mener.
John Maxwell Coetzee, L’été de la vie, Seuil, p. 312.
Certains hommes se placent au-dessus de leur malheur pour rendre compte de celui des autres. Il arrive que leur roman nous donne l’idée de la vie absolue, aussi bien du voisin que de la nôtre, pendant qu’on les lit. C’est presque ça. Puis on les quitte. On ressort. Et tout recommence. Mais peut-être ont-ils tout dit. Un homme, peut-être, peut tout dire. Ça ne change rien. Voilà notre drame.
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 17.
Ce qui d’ailleurs me manquait surtout était l’aptitude à penser le moins du monde à un avenir concret. Ma réflexion restait attachée aux choses présentes et à leur état présent, non par profondeur d’esprit ou par suite d’un intérêt trop fortement accroché, mais, pour autant que cela ne fût pas dû à la faiblesse de ma réflexion, par tristesse et par peur ; par tristesse, car le présent était si triste à mes yeux que je ne croyais pas avoir le droit de l’abandonner avant qu’il eût pu se résoudre en bonheur ; par peur, car de même que je craignais la moindre démarche dans le présent, de même me tenais-je pour indigne, eu égard à mes manières méprisables et puériles, de juger avec un sentiment grave de ma responsabilité le grand avenir viril qui m’apparaissait du reste impossible la plupart du temps, à tel point que la moindre progression me semblait être un faux, et que le point le plus proche de moi me paraissait inaccessible.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 209-210.
En fait, j’en prends conscience en ce moment même, nous sommes partis au Tibet à peu près dans l’équipement et l’état d’esprit de deux pochards sortant du bar le soir et s’aventurant dans une rue froide. Je rajuste autour de mon cou mon foulard rouge en synthétique, trente centimètres sur vingt, assez peu épais pour être transparent. Il ferait assez bel effet un jour de manif printanière à la Bastille. Notre niveau d’impréparation a quelque chose de forcené.
Pierre Jourde, Le Tibet sans peine, Gallimard, pp. 20-21.
Ajourne toute chose. On ne doit jamais faire aujourd’hui ce qu’on peut aussi bien négliger de faire demain.
Fernando Pessoa, « 147. De l'art de bien rêver », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.