architecture

Comment imaginer la vie des autres, alors que la sienne paraît à peine concevable ? On rencontre un être, on le voit plongé dans un monde impénétrable et injustifiable, dans un amas de convictions et de désirs qui se superposent à la réalité comme un édifice morbide. S’étant forgé un système d’erreurs, il souffre pour des motifs dont la nullité effraie l’esprit et se donne à des valeurs dont le ridicule crève les yeux. Ses entreprises sembleraient-elles autre chose que vétilles, et la symétrie fébrile de ses soucis serait-elle mieux fondée qu’une architecture de balivernes ? À l’observateur extérieur, l’absolu de chaque vie se dévoile interchangeable, et toute destinée, pourtant inamovible dans son essence, arbitraire.

Emil Cioran, « Coalition contre la mort », Précis de décomposition, Gallimard, p. 31.

David Farreny, 20 mars 2002
rien

Tout peut arriver dans la vie, et surtout rien.

Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, p. 216.

David Farreny, 14 avr. 2002
désavouée

À une époque, rien de ce que je pouvais entendre et voir ne m’était indifférent, quand bien même je recueillais un mot sur cinq, une vision sur cinq de tout ce qui retentissait à mes oreilles et à mes yeux. Maintenant que je suis coupé de l’univers, je subis le besoin de connaître le moment où cette aptitude à éprouver le flot de la vie s’est éteinte au centre de ma personne. Non pour appréhender la déperdition infligée à ladite personne par ce rétrécissement, mais sous l’influence d’un pur besoin de date. Afin de penser : « La rétractation s’est produite à tel âge, oui, à compter de tel jour mon existence s’est désavouée. »

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 148.

David Farreny, 15 nov. 2002
illusion

Le soir avait pris possession de la cuisine, noyé les angles, dénaturé les choses familières au point qu’elles restaient insolites, étrangères, même lorsque je m’efforçais de reconstituer l’apparence qu’elles auraient eue si ce n’avait pas été la nuit, s’il ne s’était pas fait ce silence inquiet qui prélude à la dispersion. Ceux qui restaient encore, dans la grande salle, devaient percevoir comme la sournoise indifférence des choses auxquelles on demande, et de qui l’on reçoit ou croit recevoir un peu de la constance, de la patience qu’on leur voit face au temps. Comme si ce que nous appelions la maison rose, l’évidence immémoriale de la chair et du temps, le secret berceau de la création nous trahissait tous, dénonçait dans l’ombre l’illusion que c’était de croire que nous étions au monde.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 100.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
distance

Le malaise qui grandissait en moi face au progrès du blanc sur la tapisserie m’interdisait le plaisir que j’eusse pu prendre, en d’autres temps, à telle vanité. Il n’y avait pas de quoi me vanter à constater que cette maladie de blancheur irruptait chez moi, plutôt qu’ailleurs, dans le lieu clos de mes pensées, de mes rêveries et de mes désirs. Peut-être même pouvais-je me dire, en vertu d’une correspondance essentielle entre le cœur et le monde, que s’il en était ainsi, c’était qu’en moi, par-delà la bienséante façade de mon inutilité, la corruption se trouvait déjà bien avancée. Et ainsi le mur, en face de moi, se posait-il pour ce qu’il n’avait jamais cessé d’être : le miroir de moi-même. Je pouvais donc — je devais même — le regarder mais comme l’on regarde un miroir que hante son image : à distance. Seuls les enfants posent le doigt sur leur reflet. Moi, naturellement, je savais à quoi m’en tenir sur l’illusion (mais aussi sur la vérité de l’illusion) : je n’avais donc pas à bouger, à tenter de saisir une insaisissable image. Il me suffisait de savoir que cette blancheur vacante autant que vorace me désignait dans mon propre néant. À distance, que ne saurait-on supporter ?

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 38.

Élisabeth Mazeron, 7 mars 2010
lyophilisée

À ce moment, Nayadja Aghatourane m’interpella. Comme elle avait fêté son bicentenaire seulement vingt-sept ans auparavant, c’était la plus jeune des tireuses d’élite.

— Resurgir plus tard dans leurs rêves, étais-je en train de dire.

Elle se redressa, elle décroquevilla sous la lune sa forme jusque-là blottie dans les touffes de ginseng et de boudargane. Je vis émerger en haut d’un monticule son misérable manteau de marmotte, dont, à contre-obscurité, il n’était guère possible de détailler les nombreux rapiéçages et les enjolivures vermillon et les slogans magiques en ouïgour, et j’aperçus sa tête minuscule, comme lyophilisée par la vieillesse, cette petite masse de cuir granuleux et chauve dont la partie inférieure reflétait les étoiles quand des mots s’en échappaient, car elle était renforcée par un dentier de fer.

Une affection spéciale me liait à Nayadja Aghatourane. Je n’avais pas oublié que, lors de ma gestation dans la maison de retraite, quand j’étais caché, imparfaitement conçu, sous le lit de telle ou telle des vieilles comploteuses, elle avait été l’unique grand-mère de la bande à songer qu’il fallait répéter en ma direction des contes pour enfants plutôt que seulement les classiques du marxisme.

— Scheidmann, cria-t-elle, qu’est-ce que c’est que ces narrats étranges avec quoi tu nous embobines ? Pourquoi étranges ?… Pourquoi sont-ils étranges ?

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 95.

Cécile Carret, 11 sept. 2010
épisodes

Jusqu’à quand se poserait-il la question, « c’est quoi les autres ? ». Des agités-isolés, des médecins, des choses avec un débit, un début, une fin, des épisodes.

Dominique de Roux, La jeune fille au ballon rouge, Le Rocher, p. 46.

David Farreny, 13 fév. 2011
air

Il y a bien quelque chose dans les magasins, mais ils ont tous l’air de vendre le même article : de petits paquets mal emballés d’un gros papier triste ; ils ont tous l’air de vendre des clous. Dans la vitrine d’une modiste, posés sur trois piquets, trois petits chapeaux de paille, rose, vert, bleu, tragiquement démodés, attendent et s’empoussièrent tout doucement.

Qui donc en voudrait ?

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 44.

Cécile Carret, 18 juin 2012
inexpérience

Il trouvait distingués la réserve et le dédain budapestois. […] Parfois cependant ils semblaient froids, et même sans cœur. Par exemple, personne ne lui demanda ce que tout le monde chez lui, à commencer par le préfet, lui aurait demandé, même quelqu’un qu’il ne connaissait que de vue : « Alors, mon cher Kornél, n’est-ce pas que Budapest est magnifique ? N’est-ce pas que le Danube est grand ? N’est-ce pas que le mont Gellért est haut ? » Et puis, on ne regardait même pas son visage ouvert, en quête d’affection, ce visage qu’au début – les premières heures – il levait vers chacun avec une confiance si illimitée que certains esquissaient un sourire involontaire, et riaient dans son dos d’un air complice à la vue de tant d’inexpérience et de jeunesse, jusqu’à ce que – quelques heures plus tard – il ait appris qu’il devait fermer son visage, s’il ne voulait pas se ridiculiser. Ici s’achevaient ce monde vaste et bienveillant, cette existence doucereuse de poupon, ce jeu de dînette auxquels il avait été habitué en province. Quelque chose de tout à fait autre commençait ici. Plus et moins à la fois.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 39.

Cécile Carret, 26 août 2012
seul

Voici la vérité, je suis seul,

seul dans ma propre nuit où mon ombre se couche

dans la chose qui fuit je me touche et me perds

égoutier du grand songe,

ma main me pousse pleine de lignes, de racines,

— ai-je vraiment manqué de foi ?

Je grimpe les Alpes de force et je n’ai pas de guide

je ne suis pas alpiniste,

je n’ai pas demandé le danger, il est là,

je n’aime pas marcher, qui est-ce qui marche en moi ?

Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 47.

David Farreny, 21 juin 2013

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