pulsions

Bien entendu, les différentes cartes ne coïncident pas. Celle de la Pléiade, par exemple, indique deux Pylos, Pylos des Sables, en Triphylie, à peu près à l’emplacement de Loutra Kaïafa où nous nous sommes baignés, et Pylos de Messénie, beaucoup plus au sud, sur le site du Pylos où se trouvent, d’après le Guide bleu, les vestiges du palais de Nestor. Mais l’index ne signale qu’un seul Pylos, « ville de Triphylie, royaume de Nestor ». C’est à devenir fou, de l’espèce de folie où me plonge le Larousse quand ses divers articles se contredisent (parce qu’ils n’ont pas été rédigés par les mêmes rédacteurs, parce que les historiens ne sont pas d’accord, parce que les limites des provinces ont changé, parce que les mêmes noms ne recouvrent pas d’un siècle à l’autre ou d’une décennie à l’autre les mêmes régions, parce que les diverses divisions administratives, départements, provinces, régions, nomes, diocèses, “pays”, comtés, cantons, ne se recoupent pas, parce qu’un correcteur était distrait et surtout, surtout parce que la réalité est trop complexe pour nos pulsions classificatoires, pour nos taxinomies désespérées, pour notre besoin d’ordre, pour notre manque de temps, pour le sommeil qui nous vient et les insomnies qui nous guettent.

[Interruption : courses. W. est à un cocktail au Grand Palais. Nous devons dîner ici. Il y a une soirée chez une fille américaine que je ne connais pas, rue des Saints-Pères.]

Les livres ne coïncident pas avec le monde, et réciproquement. Les livres ne coïncident pas entre eux. Les pages d’un même livre se contredisent. Ce qui reste à expliquer, c’est pourquoi le vertige qui en résulte, ce vacillement, cette perte sont profondément jouissifs.

Renaud Camus, « vendredi 22 octobre 1976 », Journal de « Travers » (2), Fayard, pp. 1134-1135.

David Farreny, 17 fév. 2008
tard-venus

Mais justement, la vérité éventuelle de tout cela, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je ne m’intéresse à ces questions, comme Robbe-Grillet à la psychanalyse, qu’en tant qu’élément constitutif de notre paysage culturel, justement, et parce que c’est manié de toute part, partout et n’importe comment, sous couvert d’un pseudo-naturel. Prenons le rapport du récit à la castration, ou à l’œdipe. Ce sont des motifs essentiels d’Échange. Mais ils ne nous intéressent pas, Duparc et moi, pour leur éventuelle vérité. De leur vérité nous ne savons rien, et nous nous soucions peu. Je ne suis pas un intellectuel, moi. Ces choses-là ne m’intéressent qu’en tant qu’effets de sens, conventions flottantes, fond de l’air, et parce qu’elles acquièrent à l’usage une vérité fabriquée, une vérité elle-même de convention, une vérité d’usage, d’époque, de répétition. […] Mais oui, on peut très bien parler de cela, à condition que je n’aie pas l’air d’exposer là mon “dernier mot” sur la question — sur celle-là ou sur n’importe quelle autre, d’ailleurs. Je ne suis pas un type de “dernier mot”. Nous sommes des tard-venus du sens, Duparc et moi, des enfants de vieux. Nous arrivons après que tout a été dit. Je corrige, je rajoute, j’intercale, je ressasse, je change l’ordre des mots, l’ordre des lettres. J’espère ne pas être tout à fait pour rien le compatriote de Pascal : « La disposition des matières est nouvelle. » Les premiers mots de Passage étaient déjà : « Et de nouveau : »

Renaud Camus, « jeudi 18 novembre 1976 », Journal de « Travers » (2), Fayard, pp. 1261-1262.

David Farreny, 22 fév. 2008
destructibles

La contradiction c’est que le monde est perpétuellement nécessaire comme obstacle à anéantir. Le violent est donc de mauvaise foi parce que, si loin qu’il pousse les destructions, il compte sur la richesse du monde pour les supporter et fournir perpétuellement de nouveaux destructibles.

Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, p. 183.

David Farreny, 3 déc. 2008
forces

« La poésie n’est pas un simple jeu de l’esprit. » À cette note de Reverdy fait écho la déclaration d’André du Bouchet : « Un jeu de langage qui n’est qu’un langage bouclé sur lui-même est complètement stérile. » Éthérer la poésie jusqu’à la réduire à un pur travail de langue revient à en faire une coque vide, belle et complexe sans nul doute, mais décorative comme ces conques exotiques qui s’empoussièrent doucement dans leur vitrine et dans lesquelles les enfants croient qu’ils entendent la mer. La poésie a à voir avec vivre, avec la réalité de vivre, ses tensions, ses éblouissements et ses luttes, ses résistances. Plus précisément, elle demeure ce « bouche-abîme du réel désiré qui manque », elle est « avant tout le fruit de l’insatisfaction » (Reverdy). Je n’écris pas d’abord pour créer de la beauté, ou pour convier à une fête de l’intellect, j’écris pour éviter l’écrasement ou l’engloutissement par le manque. J’écris pour trouver un peu d’air. « Qu’un homme qui écrit déclare qu’il n’a jamais assez d’espace clair, assez de ciel au-dessus de sa tête, et je pense que ce mince détail est plus important, et pourrait en dire plus long, pour ceux qui seraient curieux de le connaître, que de savoir s’il a été peintre en bâtiment ou employé dans une compagnie d’assurance » (Reverdy). Cette masse oppressante, qui rend urgent le poème, non comme une délivrance mais comme un sursis, c’est ce que j’appelle la réalité, qu’elle soit extérieure ou intérieure. Un poète n’est qu’une peau, une sorte de mince tambour entre deux forces de frappe, celle de la mémoire et celle du dehors présent : « on ne peut faire de la surenchère / sur la réalité / il suffit / qu’on y bute » (du Bouchet).

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 89.

Cécile Carret, 4 mars 2010
sous

Windisch est dans la cour. Le chat est couché sur les pierres. Il dort. Sous une couverture de soleil. Son visage est mort. Son ventre respire doucement sous la fourrure.

Herta Müller, L’homme est un grand faisan sur terre, Maren Sell, p. 85.

Cécile Carret, 4 sept. 2010
perdu

J’ai perdu l’inspiration en me taisant et Phébus ne me regarde plus.

Ainsi en fut-il des Amycléens : ils se taisaient et leur silence les perdit.

Anonyme latin, La veillée de Vénus.

David Farreny, 3 fév. 2011
accomplies

Orage violent cette nuit. Sommeil coupé par les coups de tonnerre et les éclairs. La pluie reprend avec force ce matin. De ma fenêtre, je regarde tomber les larges gouttes qui forment un rideau légèrement argenté entre les arbres et mon regard. Quelque chose de secret m’enchante qui remonte de l’enfance. La peur, la chaleur, la colère de l’orage, qui se fondent en pluie, qui se délivrent et engendrent la fraîcheur et la joie que l’on sent monter de la terre et des plantes assoiffées. La pluie est plus fine, les gouttes en tombant dans les flaques dessinent des cercles parfaits qui s’élargissent un instant et s’effacent aussitôt. Malgré les erreurs, les ratés qui encombrent notre conscience ou gisent oubliés dans l’inconscient, il se peut que nous ne puissions nous empêcher de tracer avec nos vies des formes accomplies. Que ce qui est dans notre esprit, fureur vaine, orgueil, médiocrité, déréliction, soit dans une perspective plus vaste aussi parfait qu’une goutte de pluie ou une feuille sur un arbre et ne puisse être autrement.

Nos richesses viennent d’une enfance qui demeure inaccessible ou d’imprévisibles rencontres.

Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’« Œdipe sur la route » (1983-1989), Actes Sud, p. 52.

Bilitis Farreny, 26 août 2011
carrosse

Le cobalt commence à brûler. Cou en sang. Tonne de pommade. Plus moyen d’avaler. On doit me broyer la viande. Purée. Nuits difficiles, assis, comme dans un carrosse en route vers l’autre nuit, l’autre noir. Qui sait ?

Georges Perros, « L’ardoise magique », Papiers collés (3), Gallimard, p. 319.

David Farreny, 27 mars 2012
nom

Fermes si bien enfouies dans la neige qu’on les dirait inhabitées, n’était un filet de fumée montant d’une cheminée ou un chien juché sur un tas de bois et aboyant en silence.

Äksi kihelkond, à 23 kilomètres de Tartu, au sein d’un étincellement blanc. Ce nom résume le paysage : inhabitable, car imprononçable, du moins non mémorisable pour moi (ou alors au prix de tels efforts que j’aurais l’impression de cheminer dans la neige).

C’est pourquoi je le note.

Richard Millet, Eesti. Notes sur l’Estonie, Gallimard, p. 53.

David Farreny, 4 sept. 2012
or

Tu peux épingler huit cent sept papillons ; mais pas le vol d’un seul.

Or j’ai deux paupières.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 73.

Cécile Carret, 10 fév. 2014
chevillard

CHEVILLARD : Boucher d’abattoir qui vend sa viande en gros ou demi-gros, prétend le dictionnaire, c’est mal me connaître : je vends très peu, toujours au détail. Vraiment, on se demande parfois quels historiographes incultes ou négligents se chargent de rédiger les notices consacrées aux grands hommes.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 167.

Cécile Carret, 9 mars 2014
béatitude

Un jour, à Stade, j’observai une béatitude accompagnée d’un sourire clandestin sur le visage d’un gaillard qui était heureusement parvenu à conduire ses porcs dans un abreuvoir où ils n’allaient guère volontiers d’habitude, expression dont je n’ai jamais revu la semblable depuis.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 190.

David Farreny, 5 déc. 2014

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