prémonition

Qu’est-ce que le passé, sinon une intense prémonition de l’inévitable ?

Geoff Dyer, La couleur du souvenir, Joëlle Losfeld, p. 207.

David Farreny, 23 mars 2002
exception

Si vous pratiquez l’exception à une règle, la plupart des gens croiront que vous ignorez la règle. Si vous pratiquez l’exception à l’exception à une règle, ce qui consiste, dans la majorité des cas, à opérer un retour à la norme, la plupart des gens croiront que vous ignorez l’existence de l’exception.

Renaud Camus, Buena Vista Park, Hachette/P.O.L., p. 24.

David Farreny, 13 avr. 2002
vacance

Je devrais détester le pavillon de Croisset, je ne puis. Il dresse le maigre vestige qu’il est au milieu des silos, des minoteries, des grues, des rails, des voies express des faubourgs portuaires de Rouen, en aval sur la Seine. Il faut avouer que ce paysage de catastrophe a une certaine beauté. Est-ce le cinéma qui nous a appris à l’aimer ? Ou bien les fleuves ont-ils toujours quelque chose pour nous plaire, quoi qu’il puisse leur arriver ? Tous ces grands édifices qu’on voit là donnent aussi le sentiment qu’ils ont un peu dépassé, eux aussi, leur âge de plus grande efficacité. Il n’est pas impossible même qu’ils aient déjà rejoint, comme la maison de Flaubert effacée, le camp des vaincus, des oubliés par le temps, des vestiges, des traces, des simples emplacements. D’eux aussi la vie se retire : la force, la puissance, l’agressivité, la barbarie. Ils sont en train d’aborder à ce site de toutes les indulgences, des tendresses et des émois lyriques : la vacance.

Renaud Camus, « Pavillon de Croisset, Canteleu, Seine-Maritime. Gustave Flaubert », Demeures de l’esprit. France II. Nord-Ouest, Fayard, pp. 436-437.

David Farreny, 26 fév. 2010
érotisme

ÉROTISME. Érotisme était un mot parfaitement bienvenu et on ne peut plus utile pour désigner ce qui concerne l’amour et spécialement l’amour physique, l’activité sexuelle, le plaisir, le désir, le sexe.

Il lui est arrivé le grand malheur, hélas, d’être enlevé et détourné par une camarilla d’anciens séminaristes torturés, qui l’ont chargé et surchargé de sens superfétatoires, lesquels ne reflètent que leurs angoisses personnelles, leurs troubles religieux, leurs vices éventuellement ou leur peine à parvenir à la jouissance.

Il n’est en aucune façon dans la nature étymologique d’érotisme d’avoir partie liée à la “transgression”, au sacrilège, au sadomasochisme, à tout un bric-à-brac conceptuel et quincaillier de chaînes, de jeux de pouvoir, de talons aiguilles, d’épreuves, de martinets et autres éléments de matos qui n’avaient aucune espèce de droit à encombrer tout son espace et tout son rayonnement sémantique.

Et comme si n’était pas suffisant ce parasitage en règle, érotisme a dû subir, sur un autre front, mais de la part des mêmes envahisseurs, souvent, d’autres assauts de sens, qui l’ont paré des plus fausses élégances. L’érotisme n’était plus seulement ce qui concernait le plaisir amoureux et la volupté, il était, par opposition à la pornographie, ce qui en traitait avec art, avec dignité, raffinement et goût. Le goût était plutôt grossier, en général, et l’art le plus souvent au-dessous du médiocre. Quant à la dignité, le désir et le plaisir en avaient bien suffisamment par eux-mêmes, et de liens immédiats avec la poésie la plus haute, pour qu’ils eussent besoins de suspectes garanties de respectabilité, délivrées par des marchands d’art, des éditeurs de livres à tirage numéroté, des femmes du monde et de vieux messieurs libidineux.

La tentation est grande d’abandonner le pauvre érotisme à son malheureux destin, tant l’ont gravement compromis les fréquentations frelatées où il s’est vu contraint. Mais d’une part c’est très injuste à son égard, et d’autre part c’est nous punir nous-mêmes, car nous avons de lui grand besoin, pour lui faire dire ce qu’il veut dire, et rien de plus.

Renaud Camus, Répertoire des délicatesses du français contemporain, P.O.L., pp. 186-187.

Élisabeth Mazeron, 1er avr. 2010
vie

Ainsi s’approche-t-on de la monstrueuse utopie que j’ai toujours en frémissant caressée, un journal qui serait la vie, la remplirait tout entière, se substituerait à elle. Les lignes sont la couleur même du temps, la vie est l’écriture même, biographie, graphobie. Ce n’est plus de la littérature que relève l’entreprise, à supposer qu’elle y ait appartenu jamais ; à moins que la littérature n’ait précisément cette fin, et ne soit justement cela, cette impérialiste totalité qui tend au monde un miroir sans tain, qu’elle emplit tout entière ; non par la beauté de ses phrases, mais par le seul effet de leur masse.

Un lecteur ? Mais lui-même et tout son temps seraient happés par l’absurde projet de lire ces pages. Son existence ne coïnciderait plus qu’avec ce papier ; sauf s’il n’observait, de ces phrases, que leur accumulation en cahiers, en volumes, et s’il avait le moyen de s’assurer, par le biais d’un index, qu’elles ne sont pas méandres abstraits de la plume et de l’encre, mais que des sens les ont bien habitées, que des colères, des coïncidences et des joies les ont dictées, qu’elles ont prétendu, sans trop y croire, refléter des heures, des humeurs, des villes, de vagues opinions, des états de ciel et de l’âme. Le monde ? Allons donc ! Une table, une fenêtre, une table près d’une fenêtre, et la vue, les vues.

Renaud Camus, « mardi 26 mai 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., pp. 232-233.

David Farreny, 5 nov. 2010
éternelle

La jeunesse éternelle est impossible, même s’il n’y avait pas d’autre obstacle, l’introspection s’y opposerait.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 543.

David Farreny, 9 nov. 2012
signes

Le corbeau gesticulait, de profil, à l’extrémité de l’un des rameaux, l’arrondi d’un fruit au bec – le jardin était parsemé de fruits tombés de toute provenance, morceaux de mangue, de lychees, de kiwis –, les ailes ébouriffées et entremêlées, pliées, plissées, élancées de maintes façons, comme s’il en avait bien plus que cette seule paire, ou bien y avait-il plusieurs corbeaux, là à la fois en tas ? à se manger les plumes les uns les autres ?

« Corbeau, viens et parle. » Et le corbeau arriva de la couronne de l’arbre et atterrit sur la table du jardin à côté du livre ouvert et du café Blue Mountains, d’abord de la tête et des ailes il fit une série de signes muets puis il dit : « … »

Lorsqu’il s’envola, à sa place, sur la table une grosse larve faisait le gros dos. Il puait du bec et avait des taches claires à la tête. « Allume enfin la mèche ! » avait-il dit entre autre et quelque chose comme l’extrémité d’une mèche était apparu à côté du jeu de fléchettes rouillé depuis longtemps – il l’alluma comme il lui avait été ordonné. « Et coupe le pain à la main, pas à la machine ! » Et véritablement, lorsqu’il fit comme on lui en avait donné l’ordre, il lui sembla trancher le pain du petit déjeuner pour d’autres.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 60.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
retroussis

Qu’on m’entende encore : il n’était pas question de les y contraindre, qu’une loi ou quelque autre violence les y contraignît ; non, mais qu’elles le voulussent comme il les voulait, indifféremment et absolument, que ce désir leur ôtât tout discours comme à lui-même il l’ôtait, que d’elles-mêmes enfin elles courussent au fond du bois et muettes, allumées, sans le souffle, s’y disposassent pour qu’il les consommât, sans autre forme de procès. C’est bien là ce qu’il me dit, ce soir de juillet, entre deux quintes, et plus crûment que je ne le rapporte : il voulait un passe-droit ; le don multiple qu’il attendait était son dû, mais il ne me dit pas en paiement de quelle dette, qui ne lui fut jamais remboursée et dont l’énormité, l’outrecuidance, le faisaient rire de lui-même ; il n’en appela pas ; il voulait se taire, il voulait qu’on s’offrît à ce silence ; et que dans toutes ces robes il fût la seule main, avec pour tout commentaire celui, pétillant comme un langage, des retroussis de soie à l’instant forcené.

Pierre Michon, « Je veux me divertir », Maîtres et serviteurs, Verdier, pp. 51-52.

David Farreny, 26 fév. 2014
rôle

100 millions d’Américains ont pris 40 kilos pour le rôle.

Éric Chevillard, « vendredi 2 mai 2014 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 2 mai 2014
fuir

Après toutes ces années passées en tête-à-tête avec le Moi, on ne peut plus le voir en peinture. On aimerait le fuir aussi loin que possible. Peut-être dans les Vosges ? Peut-être à Saint-Dié ? Ça doit être pas mal, Saint-Dié ? Ou peut-être Remiremont ?

Olivier Pivert, « La possibilité des Vosges », Encyclopédie du Rien. 🔗

David Farreny, 4 mai 2024
ralenti

Tu oubliais les détails. Tu aurais fait un mauvais témoin pour restituer dans l’ordre les événements précédant un accident. Mais ta lenteur et ton immobilité te permettaient de voir le ralenti du mouvement collectif qui, dans l’urgence et le détail, échappe aux autres. Dans une petite ville de province, en regardant un marché depuis la chambre d’hôtel qui le surplombait, tu compris que la foule qui l’arpentait dessinait un triangle qui se gonfle et se dégonfle avec des amplitudes cycliques. Observation vaine ? science inutile ? Ton intelligence ne dédaignait pas les sujets gratuits.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L..

David Farreny, 20 mai 2024

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