jeu

Nous nous sommes regardés un certain nombre de fois, par petits coups, ce que j’appelais alors des regards en point d’interrogation. Je jouais volontiers à ce jeu-là. Cela marche ou cela ne marche pas.

Cela a marché. Après quelques minutes, elle n’a pu s’empêcher de rire.

— Vous êtes drôle. Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Je ne sais pas encore.

Georges Simenon, L’homme au petit chien, Presses de la Cité.

Cécile Carret, 11 mars 2007
pulsions

Bien entendu, les différentes cartes ne coïncident pas. Celle de la Pléiade, par exemple, indique deux Pylos, Pylos des Sables, en Triphylie, à peu près à l’emplacement de Loutra Kaïafa où nous nous sommes baignés, et Pylos de Messénie, beaucoup plus au sud, sur le site du Pylos où se trouvent, d’après le Guide bleu, les vestiges du palais de Nestor. Mais l’index ne signale qu’un seul Pylos, « ville de Triphylie, royaume de Nestor ». C’est à devenir fou, de l’espèce de folie où me plonge le Larousse quand ses divers articles se contredisent (parce qu’ils n’ont pas été rédigés par les mêmes rédacteurs, parce que les historiens ne sont pas d’accord, parce que les limites des provinces ont changé, parce que les mêmes noms ne recouvrent pas d’un siècle à l’autre ou d’une décennie à l’autre les mêmes régions, parce que les diverses divisions administratives, départements, provinces, régions, nomes, diocèses, “pays”, comtés, cantons, ne se recoupent pas, parce qu’un correcteur était distrait et surtout, surtout parce que la réalité est trop complexe pour nos pulsions classificatoires, pour nos taxinomies désespérées, pour notre besoin d’ordre, pour notre manque de temps, pour le sommeil qui nous vient et les insomnies qui nous guettent.

[Interruption : courses. W. est à un cocktail au Grand Palais. Nous devons dîner ici. Il y a une soirée chez une fille américaine que je ne connais pas, rue des Saints-Pères.]

Les livres ne coïncident pas avec le monde, et réciproquement. Les livres ne coïncident pas entre eux. Les pages d’un même livre se contredisent. Ce qui reste à expliquer, c’est pourquoi le vertige qui en résulte, ce vacillement, cette perte sont profondément jouissifs.

Renaud Camus, « vendredi 22 octobre 1976 », Journal de « Travers » (2), Fayard, pp. 1134-1135.

David Farreny, 17 fév. 2008
immensément

Le temps coulait fondu par le feu des fatigues.

Je paressais immensément,

épelant d’A à Z le Larousse prodigue

en faciles enchantements.

Raymond Queneau, Chêne et chien, p. 42.

David Farreny, 4 mars 2008
nihilité

Ses propos cyniques, ricanants, me laissent, comme tous ceux qu’il me tient, depuis trente-neuf ans, dépité, malheureux. Et je songe, étant homme, capable de recul, désormais, aux ravages qu’ils occasionnaient, jour après jour, chez le gosse que je fus, à la plaie ouverte, inguérissable, qu’ils m’ont laissée. Je sais d’où viennent la difficulté, les complications, le danger mortel qui enveloppe, a priori, toute interaction où je sois impliqué, le sentiment violent de ma nihilité, puisqu’elle m’a été signifiée sans ménagement aussitôt que j’ai su ce que parler voulait dire, l’amour immodéré de la solitude qui en a résulté, l’oreille complaisante que je prête à la tentation chronique de crever, et ce besoin violent, rétroactif, d’explication, de vérité, de paix, qui me tient du matin au soir sur mon papier.

Pierre Bergounioux, « samedi 22 octobre 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 738.

Élisabeth Mazeron, 1er janv. 2009
logiciels

Les plaisirs sont ressentis comme les plus intenses, les douleurs comme les plus profondes lorsqu’ils mobilisent le plus de canaux émotifs, qu’ils drainent une quantité incalculable de souvenirs heureux ou malheureux, d’espérances idéalisées ou brisées. Il est alors troublant de constater que ces émotions contraires et complexes affectent pareillement l’intérieur de notre ventre, et non seulement cela, mais qu’elles agissent de la même façon que la réaction la plus primaire, telle la peur face à un danger physique. On pourrait dire que nos intestins travaillent selon des logiciels primitifs qui ne savent pas reconnaître les programmes nouveaux et sophistiqués émis par notre cerveau et les traduisent en un agrégat de signes élémentaires.

Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, p. 121.

Élisabeth Mazeron, 12 mars 2009
initiale

À rebours de cela, et pour contredire le stéréotype critique qu’est à son tour devenue la hantise du stéréotype dans la création littéraire, outre le fait qu’une métaphore qui était un cliché lorsque Proust l’employait ne nous gêne plus dès lors que ce cliché n’en est plus un aujourd’hui, il faut surtout relever ceci : il est peu d’événements de langue aussi bouleversants qu’une phrase rendant subitement sa raison d’être initiale à un stéréotype, libérant, par la façon dont ce dernier est pris dans un mouvement de langue qui l’excède, la puissance qui l’a justement élevé au rang de cliché, lui redonnant vie en le décollant, en l’arrachant à son destin de cliché.

Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, Verticales, p. 22.

Cécile Carret, 26 août 2009
aventure

Je vivais, sans chercher à lui échapper, la situation qui m’était faite. Et ce qui m’avait paru d’abord insoutenable s’imposait à présent comme une œuvre nécessaire qui ne concernait pas seulement les objets autour de moi mais ma vie spirituelle tout entière. Comme je l’avais pressenti devant la feuille blanche, j’avais à accepter sans réserve la vacuité fondamentale des êtres, et par-dessus tout, celle de mon être propre. J’avais à m’incorporer, jusqu’à la plus parfaite identification, cette blancheur nulle à l’orée de laquelle je me tenais toujours debout, silencieux — absent, profondément, aux quelques objets qui subsistaient encore. Un consentement infini montait en moi dans l’immobilité de mes sens et dans la suspension de toute activité de l’intellect. Je m’aventurais vers un oui de tout mon être à ce qui en était la radicale négation. Et pour lors, je n’étais rien de plus que cette aventure.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 69.

Élisabeth Mazeron, 22 mars 2010
éviter

À ma demande, Léone me parle de cette mystérieuse tranquillité qu’aiment les femmes et dans laquelle elles se réfugient volontiers après les tourments de l’amour, ou pour les éviter. Par « tourments de l’amour », j’entends moins l’attente déçue, les tromperies, la douleur surtout d’être abandonnée, que l’inquiétude qu’une femme ne peut manquer d’éprouver sur sa féminité même, inquiétude qu’un homme qui aime les femmes a du mal à concevoir, et doit à chaque fois faire un effort pour se représenter à nouveau. Tant pour lui, chaque femme incarne cette féminité désirée, espérée, ce trésor que chacune semble posséder et avoir le pouvoir d’accorder ou de refuser. Alors qu’en fait, de l’adolescence à l’âge mûr, face à l’éventuel désir des hommes, aucune n’est assurée de l’avoir : soit qu’elle se sente trop pauvrement dotée à cet égard – les autres ont de plus gros seins, une plus belle peau, un savoir-faire qu’elle n’a pas –, soit que le passage du temps menace de l’en déposséder.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 75.

Cécile Carret, 13 mars 2011
signes

Le corbeau gesticulait, de profil, à l’extrémité de l’un des rameaux, l’arrondi d’un fruit au bec – le jardin était parsemé de fruits tombés de toute provenance, morceaux de mangue, de lychees, de kiwis –, les ailes ébouriffées et entremêlées, pliées, plissées, élancées de maintes façons, comme s’il en avait bien plus que cette seule paire, ou bien y avait-il plusieurs corbeaux, là à la fois en tas ? à se manger les plumes les uns les autres ?

« Corbeau, viens et parle. » Et le corbeau arriva de la couronne de l’arbre et atterrit sur la table du jardin à côté du livre ouvert et du café Blue Mountains, d’abord de la tête et des ailes il fit une série de signes muets puis il dit : « … »

Lorsqu’il s’envola, à sa place, sur la table une grosse larve faisait le gros dos. Il puait du bec et avait des taches claires à la tête. « Allume enfin la mèche ! » avait-il dit entre autre et quelque chose comme l’extrémité d’une mèche était apparu à côté du jeu de fléchettes rouillé depuis longtemps – il l’alluma comme il lui avait été ordonné. « Et coupe le pain à la main, pas à la machine ! » Et véritablement, lorsqu’il fit comme on lui en avait donné l’ordre, il lui sembla trancher le pain du petit déjeuner pour d’autres.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 60.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
visions

Ma preuve de l’inexistence de Dieu, je vais la partager généreusement, je vais en faire profiter tout le monde. Pour certains, elle confirmera ce qu’ils supposaient, ce que leur expérience de la déréliction et de l’effroi leur avait suggéré ; mais, pour d’autres, quelle désolation ! D’un coup, la ruine de toutes leurs espérances, l’anéantissement d’une vie vouée à la chimère. À tous ceux-là, très humblement, je demande pardon. Ce qui fut la source de votre joie est en vérité un égout stagnant. Je comprendrais que vous m’en vouliez un peu pour cette révélation. Au-delà de la mort, il n’y a que le néant qui d’ailleurs n’est pas non plus et ne porte pas de nom. Il n’y a même pas le néant ! C’est dire l’ambiance. Et qu’est-ce qui m’autorise à affirmer cela et à trancher dans ces matières avec tant d’aplomb ?

Ma preuve, donc.

La voici.

Peu à peu, nous découvrons l’explication de tous les phénomènes, la loi de la gravitation, la photosynthèse, l’orogénèse, les marées, comment la vapeur forme les nuages qui retombent en pluie, etc. Toute l’organisation se fait jour et le développement logique de chaque chose nous apparaît même quand l’origine est accidentelle.

Or.

Et c’est là que j’abats ma carte.

Et que volent en éclat de très anciennes visions du monde.

Il me semble qu’un dieu créateur se serait passé de cette cohérence physique, biologique, de ce verrouillage des combinaisons, de ces structures moléculaires et de ces trains d’atomes, et que la magie pure de son bon vouloir lui aurait suffi, hors toute nécessité, à mettre la girafe debout. Ce grand horloger, ce géomètre expert adoré sur les continents, c’est bien parce qu’il serait tel en effet qu’il ne saurait être. Pourquoi tous ces rouages, tous ces systèmes de mailles et ces chaînes de causalité quand on est, non point une vieille qui tricote au crochet, mais un dieu omnipotent, quant tout pourrait exister et tenir sans justification d’aucune sorte, de par notre seule volonté souveraine ? Mais si celle-ci pourtant n’a pas suffi à ordonner le monde, s’il faut que tout phénomène obéisse à des lois que l’homme à force d’étude peut ensuite identifier et parfois reproduire, voire améliorer, alors il n’y a pas de transcendance, il n’y a pas de toute-puissance. Il n’y a pas de dieu.

À moins que.

À moins que l’invention de Dieu ne soit le terme même de tous les processus engagés, le but suprême et la conséquence ultime de tous les principes simultanément à l’œuvre dans le monde, parmi lesquels les actions de l’homme ne compteraient pas pour rien, parmi lesquels peut-être ces pages seront décisives.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 99.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
moule

Chaque genre littéraire obéit à des principes qui ont fait leurs preuves et qu’il suffit de suivre, en effet, ou d’appliquer pour produire un récit qui en relève et l’illustre idéalement, tant il est vrai qu’il faut être bien maladroit pour rater une gaufre quand on possède un moule à gaufres. L’écrivain abdique ce faisant une liberté dont il ne savait sans doute comment user pour un confort si plaisant que l’on peut s’étonner de ne jamais voir l’oie pareillement se déplumer les ailes à coups de bec afin de garnir un coussin où reposer sa petite tête stupide.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 108.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
quoi

Et ce sentiment qui la minait d’être capable de faire à peu près n’importe quoi de sa vie si seulement elle savait quoi, ce sentiment qui lui faisait perdre le plus gros de son temps depuis des années à essayer des voies et à les évacuer parce qu’elle valait mieux, ce sentiment, réussit-elle à exprimer grâce à Brooke, ce sentiment, donc, disparaissait de lui-même parce qu’elle faisait enfin quelque chose sans se poser de question.

Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 283.

Cécile Carret, 19 mars 2014
grotesque

Répugnant à se définir et à accepter des limites, cultivant l’équivoque en politique et en morale, et, ce qui est plus grave, en géographie, sans aucune des naïvetés inhérentes aux « civilisés » rendus opaques au réel par les excès d’une tradition rationaliste, le Russe, subtil par intuition autant que par l’expérience séculaire de la dissimulation, est peut-être un enfant historiquement, mais en aucun cas psychologiquement ; d’où sa complexité d’homme aux jeunes instincts et aux vieux secrets, d’où également les contradictions, poussées jusqu’au grotesque, de ses attitudes. Quand il se mêle d’être profond (et il y arrive sans effort), il défigure le moindre fait, la moindre idée. On dirait qu’il a la manie de la grimace monumentale. Tout est vertigineux, affreux, et insaisissable dans l’histoire de ses idées, révolutionnaires ou autres. Il est encore un incorrigible amateur d’utopies ; or, l’utopie, c’est le grotesque en rose, le besoin d’associer le bonheur, donc l’invraisemblable, au devenir, et de pousser une vision optimiste, aérienne, jusqu’au point où elle rejoint son point de départ : le cynisme, qu’elle voulait combattre. En somme, une féerie monstrueuse.

Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, pp. 453-454.

David Farreny, 17 mars 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer