trop

La « bien-pensance » n’est pas une « mal-pensance » qu’on appellerait ainsi par antiphrase. La bien-pensance pense bien, ce point est absolument acquis. Mieux vaut mille fois, s’il faut qu’une pensée règne, que ce soit elle qui règne plutôt que la mal-pensance. La bien-pensance pense vraiment bien. La bien-pensance a raison. Seulement l’obscène, si je puis me répéter (je ne me suis guère gêné jusqu’à présent), l’obscène c’est d’avoir trop raison. La bien-pensance a trop raison.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 260.

David Farreny, 19 mai 2002
vérifier

On rentre par Bassoues, par Montesquiou, Barran. Qu’importe qu’on ne voie plus très bien les créneaux sur les tours, et les torsions de la flèche, sur le clocher ? On connaît déjà ces petites villes obscures, et les hautes pierres dont elles sont fières. Il ne s’agit que de les vérifier dans la nuit, et de s’en réjouir encore obscurément.

Renaud Camus, « dimanche 3 janvier 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 12.

David Farreny, 1er août 2002
stratégiquement

Dans la guerre, les batailles ne peuvent être livrées qu’une à une et les forces ennemies ne peuvent être anéanties qu’unité par unité. Les usines ne peuvent être bâties qu’une par une. Un paysan ne peut labourer la terre que parcelle par parcelle. Il en est de même pour les repas. Stratégiquement, prendre un repas ne nous fait pas peur : nous pourrons en venir à bout. Pratiquement, nous mangeons bouchée par bouchée. Il nous serait impossible d’avaler le repas entier d’un coup. C’est ce qu’on appelle la solution un par un. Et en langage militaire, cela s’appelle écraser l’ennemi unité par unité.

Mao Tsetoung, « L’impérialisme et tous les réactionnaires sont des tigres en papier », Citations du président Mao Tsetoung, Éditions en langues étrangères de Pékin, p. 98.

David Farreny, 6 oct. 2002
endroit

Parler est un endroit étrange.

Renaud Camus, « mardi 10 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 465.

Élisabeth Mazeron, 17 déc. 2005
affecté

Il est impossible de n’être pas affecté par ce qui n’est point nous. Des dispositions innées ou latentes nous rendent aimables des formes et des couleurs qui se recommandent, semble-t-il, par certains rapports où prédominent la régularité, le contraste, tandis que d’autres affligent cette part de nous-même qui, quoique immatérielle, n’en est pas moins très réelle et suprêmement ouverte au monde dont elle est flanquée. On peut se contenter de subir, de réagir instinctivement, fuir les aires maléficiées, rechercher les sources de quiétude, ainsi que fait, sans balancer, sans phrase ni pensée, tout ce qui vit. On peut aussi, à partir d’un certain âge, se demander, s’efforcer de porter dans cette clarté qui n’est que de nous, les agissements étranges auxquels on sacrifie aveuglément, depuis toujours.

Pierre Bergounioux, Sidérothérapie, Tarabuste, p. 27.

David Farreny, 2 juin 2008
loi

Ce que nous tentâmes de faire, en quittant notamment la cafétéria pour déboucher, au-dessus, dans le restaurant, où nous circulâmes entre des sièges violets recouverts de bagages, de gens lisant les mêmes magazines, d’enfants que leurs parents tentaient d’y maintenir à l’état de repos, avant de déboucher sur le pont numéro sept, où nous découvrîmes une minuscule piscine circulaire, bâchée, au bord de laquelle, en lui tournant le dos, d’aucuns avaient trouvé là encore le moyen de s’asseoir, nouvelle scène, donc, de suroccupation de l’espace, se déroulant en anneau cette fois, mais toujours immobile, c’était la loi du genre.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 90.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
déjà

En un sens, on conçoit fort bien que notre passé ne nous apparaisse point comme limité par un trait net et sans bavures — ce qui se produirait si la conscience pouvait jaillir dans le monde avant d’avoir un passé — mais qu’il se perde, au contraire, dans un obscurcissement progressif, jusqu’en des ténèbres qui pourtant sont encore nous-mêmes ; on conçoit le sens ontologique de cette solidarité choquante avec le fœtus, solidarité que nous ne pouvons ni nier ni comprendre. Car enfin ce fœtus c’était moi, il représente la limite de fait de ma mémoire mais non la limite de droit de mon passé. Il y a un problème métaphysique de la naissance, dans la mesure où je peux m’inquiéter de savoir comment c’est d’un tel embryon que je suis né ; et ce problème est peut-être insoluble. Mais il n’y a pas de problème ontologique : nous n’avons pas à nous demander pourquoi il peut y avoir une naissance des consciences, car la conscience ne peut s’apparaître à soi-même que comme néantisation d’en-soi, c’est-à-dire comme étant déjà née.

Jean-Paul Sartre, « Ontologie de la temporalité », L’être et le néant, Gallimard, p. 178.

David Farreny, 20 oct. 2008
horizon

Au reste, mon horizon ne se borne pas à la littérature. Une confidence : j’écris pour gagner ma vie. Mais mes vraies passions secrètes sont l’immobilier, la bourse et l’import-export.

Éric Chevillard, Du hérisson, Minuit, p. 27.

David Farreny, 18 mai 2009
savait

On souhaite, avec son esprit, mourir et, avec son corps, vivre ; le corps est idiot ; on le savait.

Paul Morand, « 28 juillet 1974 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 298.

David Farreny, 26 août 2010
pouvoir

Mais plus que tout il voulait que son père lui pardonne. Pardonne-moi ! avait-il envie de lui dire. Te pardonner ? Grands dieux, qu’y a-t-il à pardonner ? Sur quoi, s’il arrivait à en trouver le courage, il ferait enfin des aveux complets : Pardonne-moi d’avoir méchamment, avec préméditation, rayé ton disque de la Tebaldi. Et pour bien d’autres choses encore, tant de choses qu’il me faudrait toute la journée pour les énumérer. Pour d’innombrables mesquineries. Pour le cœur mesquin qui a conçu ces méchancetés. En somme, pour tout ce que j’ai fait depuis le jour où je suis né, si bien que j’ai réussi à faire de ta vie un supplice.

Mais non, aucun indice, pas le moindre, que, durant ses absences, la voix de la Tebaldi, libérée, avait pris son envol. On aurait dit que la Tebaldi avait perdu son charme, ou bien que son père se livrait à un horrible petit jeu. Ma vie, un supplice ? Qu’est-ce qui te donne à penser que ma vie a été un supplice ? Qu’est-ce qui te donne à penser qu’il était en ton pouvoir de faire de ma vie un supplice ?

John Maxwell Coetzee, L’été de la vie, Seuil, p. 299.

David Farreny, 8 janv. 2011
absence

Est-ce à cette époque qu’une coupe de cheveux unique a été instaurée dans tout le pays ? Ou plus tôt, en même temps que l’interdiction des vêtements de couleurs ? Je me souviens qu’à Kôh Tauch, les cheveux longs, même noués, avaient disparu. Symbole féminin, donc sexuel. Signe de laisser-aller. Ou volonté de se différencier. Tous les cadres Khmers rouges ont pris modèle sur Pol Pot : coupe franche derrière les oreilles. Et la coupe « oméga » pour les jeunes filles, comme l’appelaient secrètement mes sœurs : une frange ; et les cheveux sur la nuque. Mais attention : se raser la tête était très mal vu également, car on pensait aux bonzes – l’enfant que j’étais ne l’a appris que plus tard.

À nouveau, je m’interroge : quel est le régime politique dont l’influence va de la chambre à la coopérative ? Qui abolit l’école, la famille, la justice, toute l’organisation sociale antérieure ; qui réécrit l’histoire ; qui ne croit pas au savoir et à la science : qui déplace la population ; qui contraint les relations amicales et sentimentales ; qui régit tous les métiers ; forge des mots, en interdit d’autres ? Quel est le régime qui envisage une absence d’hommes plutôt que des hommes imparfaits – selon ses critères, j’entends ? Un marxisme tenu pour une science ? Une idéocratie – au sens que l’idée emporte tout ? Un « polpotisme », travaillé par la violence et la pureté ?

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 102.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
seconde

Nous en étions à nous frôler les mains, ce qui était tout et rien en même temps. La nuit d’hiver, à quatre heures de l’après-midi, me donnait la trouble impression de flotter dans le temps. Il me semblait aussi que je pouvais être heureux, au moins momentanément, que je me le devais bien, même. L’inconnue le pensait-elle aussi ? Son visage las et marqué, néanmoins encore beau, quitterait-il le temps ordinaire pour retrouver sous mes lèvres une seconde, une éphémère jeunesse ? Je n’ai pas cherché à le savoir.

Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 402.

David Farreny, 27 sept. 2012
bordel

Ah, c’est que l’ennui guette vite, dans les descriptions, on ne va pas trop traîner là-dessus. Finalement, le roman, quand on y pense, aura été un formidable réservoir à phénomènes, avant de les voir foutre le camp l’un après l’autre. Les choses, les objets, les détails. Les couleurs à la surface. Rien qu’à regarder une liste d’autrefois, c’est tout un bazar fantastique qui vous remonte à la mémoire, une vraie quincaillerie oubliée. Tout un magasin d’accessoires, mannequin d’osier, peau de chagrin, étui de nacre, chartreuse d’ici ou de là, contrat de mariage, chat-qui-pelote, sept pignons, mousses du vieux presbytère et ainsi de suite. Mais où sont tombés ces rossignols ? Toutes ces choses inanimées qui avaient pourtant une âme, et encore plus forte que celle des acteurs de l’histoire. Mais où est-ce que ce bordel est passé ?

Philippe Muray, Postérité, Grasset, p. 95.

David Farreny, 5 déc. 2012
datées

Soutenir la thèse que toutes les valeurs de la gauche n’apparaissent encore vivantes qu’en tant qu’elles ne sont pas datées, que leur âge — dix-neuvième — n’est pas révélé. S’il l’est, alors brusquement la pensée de gauche apparaît comme ce qu’elle est, c’est-à-dire conservatrice.

Philippe Muray, « 26 juillet 1982 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 189.

David Farreny, 2 mars 2015
évidée

Il y a, dans ces aménagements d’accords, dans ces retraits, quelque chose qui transgresse les catégories, qui leur fait franchir des frontières. D’accords, ils deviennent blocs, sons, énigmes, gestes, ponctuations, sidérations, carrefours. De la catégorie relevant de l’harmonie, ils passent à la catégorie d’événements, d’objets sonores, et peuvent même à l’occasion sembler appartenir au domaine de la mélodie (ce sont alors des sortes de super-notes, des notes épaissies, chargées, obèses, opaques, saturées). De l’accord, on est passé au désaccord, et, pour revenir encore à lui, il n’est guère surprenant qu’un Thelonious Monk ait aimé ça. C’est une manière de nier l’opposition binaire entre consonance et dissonance, en donnant à cette dernière un aspect clownesque et provocant qui à la fois la met en exergue et la rend acceptable, comme un tic nous inquiète et nous rassure, car il est le signe de l’être-là, pathologiquement singulier, du corps qui fait irruption, qui se met à parler tout seul, à faire (des) signes, qui clignote. Le piano de Monk est à l’évidence impur. Il laisse passer des morceaux non digérés, il est indécent, c’est comme un corps non-réparé, ou non-apprêté, un corps incivil qui laisse paraître ce que d’ordinaire on cache dès lors qu’on est en présence d’autrui.

Ce qui fascine, chez Thelonious Monk, c’est l’apparente contradiction entre ce que je viens de décrire et la nonchalance inimitable de son style. Il n’y a rien d’hystérique, chez lui. Il a toujours l’air de se promener, de flâner, le nez en l’air et les mains dans les poches. Il n’est pas nécessaire de brailler lorsqu’on est porteur d’une telle singularité. Au contraire. Hurler serait redondant et de mauvais goût. Sa musique semble se mouvoir dans un registre extrêmement mince, étroit, mais dans cet habitat exigu, elle utilise tous les angles, toutes les couleurs (non, pas toutes), et un vocabulaire qui trouve instantanément les mots les plus nus, sinon les plus crus. Sa manière de ne pas être d’accord avec le monde n’est pas tapageuse, mais j’imagine que face à lui, on devait savoir ce qu’il avait mangé à son dernier repas. Son intérieur est apparent, ses muqueuses nous sont familières, ce n’est pas sa pensée, qu’on connaît, c’est sa physiologie. Son instinct lui a imposé un corps qui monologue : même quand il joue avec d’autres il est seul. Il a compris comme personne qu’en retranchant on ajoutait, et il va jusqu’à se retirer lui-même de l’harmonie, c’est la virtuosité qu’il a inventée, une virtuosité en creux et bosses, une virtuosité évidée, trouée.

Jérôme Vallet, « Désaccords », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 14 mai 2024

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