situer

Non, les mots ne sont pas faits pour désigner les choses. Ils sont là pour nous situer parmi les choses. Si on les voit comme des désignations, on montre qu’on a l’idée la plus pauvre du langage. La plus commune aussi. C’est le combat, mais depuis toujours, du poème contre le signe.

Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Verdier, p. 249.

David Farreny, 2 sept. 2002
étonner

Nous ne finissons jamais de nous étonner que ce qui a été doive cesser d’être. Nous trouvons que bien des choses restent les mêmes : pourquoi dans ce cas devrait-il y avoir un changement en nous ? Cela crée une étreinte convulsive de tout ce qui est, l’impression d’un vide fallacieux dans tout ce que nous voyons. Au lieu du sentiment plein et charnu de la jeunesse goûtant à l’existence et à chaque objet qui la compose, tout est plat et insipide — un sépulcre blanchi, beau à l’extérieur, mais empli par la voracité et toutes les impuretés au-dedans. Le monde est une sorcière qui nous paie avec des faux-semblants et des apparences trompeuses. La simplicité de la jeunesse, l’attente confiante, les transports infinis s’en sont allés ; nous songeons seulement à nous en sortir du mieux que nous pouvons, sans trop de malheur et de désagrément. La fièvre de l’illusion, et même le souvenir complaisant des joies et des espoirs d’autrefois, sont passés ; si nous pouvons nous glisser hors de la vie sans indignité, nous en tirer avec une légère infirmité physique et disposer notre esprit au calme et à la tranquillité d’une nature morte avant de retourner au néant corporel, c’est le plus que nous pouvons attendre.

William Hazlitt, Sur le sentiment d’immortalité dans la jeunesse, Allia, pp. 44-45.

David Farreny, 18 déc. 2007
lacune

Le sens, c’est l’homme. Le style, c’est l’individu, c’est l’être, c’est l’écart, et quelquefois le gouffre, le cratère. Le sens c’est l’espèce, c’est le commun, le collectif, le communicatif. Tel qui s’abstiendrait volontairement du sens, qui saurait se garder (et ce n’est pas moi, malheureusement la preuve) de s’exprimer, qui serait capable d’étouffer pour un moment en lui, pour une semaine ou deux, le vain désir de se dire, de se confier, de s’expliquer, le délice un peu niais de donner son avis, l’illusion toujours démentie de communiquer (et quand pour une fois elle ne le serait pas, ce serait pire), celui-là, cet autre, cet autre éternel, l’auteur d’un virtuel Lac de Caresse qui n’existera pas, dont une méchante petit bruine d’idées grises ne cacherait pas le grandiose paysage, que ne dépouillerait pas de sa qualité de miroir du ciel, et d’œil de la terre, le presque total assèchement des phrases autour de leur étroite signification (si tant est qu’elles en aient une, et qui soit à peu près transmissible), celui-là, cet homme, cet auteur, cette fiction, Personne, encore lui, serait maître, peut-être, à ce terrible, moderne, défaut d’absence de l’homme, dans le monde, défaut d’absence tout court, et donc défaut d’absence de Dieu, de répliquer par une salvatrice carence, entre les mots. Le vide, qui manque si cruellement au voyageur, désormais, au promeneur, au poète, à l’amoureux d’un élan, d’une incertitude, d’une marge entre lui-même et les réponses, lui-même et ses semblables, lui-même et la quotidienneté de son être, et de l’être, le vide et le silence des créatures, et des raisons, le vide ne pourrait-il, en effet, trouver refuge entre les lignes, entre les lettres ? À quel dessein seraient indispensables, évidemment, les lignes, et les lettres, et les pages, et le livre. Délasse ton regard, étranger, mon lecteur, mon inconciliable, mon rien. Soyons-nous l’un à l’autre un mystère. Brillons respectivement par cette absence même que le siècle, à nous dérober, met tant de soin vandale, et babillard. Offrons-nous réciproquement une vacance, une lacune, une solution de continuité dans l’entrelacs trop serré de vivre entre nos pairs.

Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., pp. 62-63.

Élisabeth Mazeron, 7 fév. 2009
dehors

La joie vient de se retrouver dehors quand on s’est perdu dedans.

Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, p. 514.

David Farreny, 3 mars 2009
affreuse

Mais cette première « alerte », comme disent les médecins sur un ton qui ne l’est que trop, signe l’entrée sans retour de la maladie et de la mort dans la vie du Castor : « Notre mort est en nous, non comme un noyau dans le fruit, comme le sens de notre vie ; en nous, mais étrangère, ennemie, affreuse. » Tout s’éteint : la mort maintenant la possède, et elle se sépare de Lanzmann. C’était normal, dit-elle, fatal, même souhaitable : gradation significative. Et progrès dans le sens de Descartes ; si je finis par souhaiter ce qui était inévitable, alors c’est que j’accepte enfin de « changer mes désirs » plutôt que l’« ordre du monde ». Cela n’empêche pas de souffrir.

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, pp. 453-454.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2009
nécessité

Au demeurant, on n’eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure l’aspreté des douleurs et l’humaine foiblesse. Car on la contraint de se rejetter à ces invincibles repliques : s’il est mauvais de vivre en nécessité, au moins de vivre en nécessité, il n’est aucune nécessité.

Nul n’est mal long temps qu’à sa faute.

Qui n’a le cœur de souffrir ny la mort ny la vie, qui ne veut ny resister ny fuir, que luy feroit-on ?

Michel de Montaigne, « Que le goust des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons », Essais (I), P.U.F., p. 67.

David Farreny, 1er oct. 2009
possible

On lui essaya, chez le tailleur de l’hôtel, l’uniforme des grooms d’ascenseur qui était d’apparence fastueuse, avec boutons et galons d’or, mais qu’il ne mit qu’avec une légère répugnance, car la tunique, surtout sous les aisselles, était froide, raide, et en même temps irréparablement humide de la sueur de tous les grooms qui l’avaient portée. Il fallut l’élargir notamment de la poitrine, aucune des dix qu’on avait sous la main ne pouvant lui convenir, même momentanément. Malgré les travaux de couture qui furent alors nécessaires, et bien que le maître tailleur fit l’effet d’être très minutieux — il renvoya deux fois l’uniforme à l’atelier — tout fut réglé en cinq minutes et Karl sortit de là en groom avec un pantalon collant et une tunique très étroite quoique le maître tailleur affirmât le contraire : ce vêtement incitait Karl à d’incessants exercices du thorax, car il voulait toujours chercher à se rendre compte qu’il lui était encore possible de respirer.

Franz Kafka, « L’oublié », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 114.

David Farreny, 17 mars 2011
rêves

Je bois une gorgée et les regarde s’affairer à leurs tâches infimes : rouler une cigarette, porter une cannette à leur bouche, dire quelque chose à un chien.

Une des femelles parle d’ouvrir une boutique de tatouages, une boutique « légale » : rêves minuscules, pathétiques. Pourquoi pas une boutique de souvenirs punks du temps où ils étaient zombies, pourquoi pas une épicerie de croquettes pour chiens bio ? Ils ont envie de sauver le monde : alors qu’ils disparaissent, qu’ils prennent leurs responsabilités ! La secte écologiste se demande quel monde on va laisser à nos enfants ? Mais moi je vois leur progéniture et me demande quels enfants on va laisser au monde.

François Beaune, Un ange noir, Verticales, p. 219.

David Farreny, 23 août 2011
comprend

La femme : « Aujourd’hui je suis allée en ville avec Stéphane. Il ne me comprend pas, les banques, les stations-service, les stations de métro, il trouve ça magnifique. »

L’éditeur : « Peut-être y a-t-il là-dedans une beauté nouvelle que nous ne pouvons simplement pas encore voir. »

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 61.

Cécile Carret, 26 juin 2013
artistes

Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme.

Arthur Cravan.

David Farreny, 15 oct. 2013
âme

L’impalpable épiphanie du rien : cela seul m’aura requis ici-bas.

L’intellect tendu à l’extrême requiert le mode aphoristique. La brièveté est l’âme de l’esprit.

Roland Jaccard, « 7 novembre 1991 », Journal d'un homme perdu, Zulma, p. 227.

David Farreny, 28 fév. 2024
brusquement

Puis je fis brusquement volte-face. L’horizon dans mon dos était complètement dégagé.

Éric Chevillard, « samedi 30 septembre 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024
ténia

La pensée maîtresse de Mme Du Deffand n’avait rien à voir avec l’une de ces grandes questions morales, scientifiques ou politiques qui agitaient les philosophes, mais procédait d’une indisposition existentielle contractée depuis toujours : l’ennui. Non pas cette hébétude qui saisit les gens affairés et qui, soudain, se voient désœuvrés ; plus radicalement, le lancinant sentiment d’une vie stérile soumise à un temps porteur de nulle autre œuvre que la déchéance du corps et de l’esprit et de nulle autre fin que la mort. La marquise parlait de l’ennui comme d’un ténia de l’âme : « Il consomme tout ce qui pourrait me rendre heureuse. » Au plus haut de ses crises et à mesure que le noir tombait sur ses yeux, elle souhaitait se déserter comme on plante là une mauvaise compagnie. On qualifierait aujourd’hui son mal de « maladie orpheline », sans cause précise ni spécifique — hormis, à la rigueur, les cures répétées de mondanités érigées en calendrier de la vacuité. « C’est de toutes les maladies de l’âme la plus effrayante, écrit-elle au comte Scheffer ; c’est l’avant-coureur du néant. »

Frédéric Schiffter, « La marquise du cafard (Sur Mme Du Deffand) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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