occultes

C’est pour avoir continuellement maintenu quelque chose — elle-même — hors des atteintes des puissances ennemies, qui sont les mêmes depuis toujours, partout, pour tous, c’est pour ça qu’elle se dessinait, dans l’air où résonnent les paroles, tout près, chaque fois ou presque que j’ai parlé avec un de ses enfants. Il n’est pas vrai qu’il n’y ait plus personne, plus rien après qu’on a cessé de respirer. Certains, en vérité, n’existent pas vraiment quand, pourtant, on peut les voir passer et repasser dans la lumière, entendre ce qu’ils disent. Ce n’est pas eux. C’est rien que ce qu’on n’est pas, les forces occultes, l’enfant qui joue derrière le rideau du temps orné de figures peintes. D’autres, en revanche, sont toujours là quand on les chercherait en vain du regard. Il peut arriver qu’on ne les ait jamais vus ou que ça n’ait duré que trois secondes et qu’on n’ait même pas su, alors, qui ils étaient.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 65.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
index

Swann aurait eu plaisir, sans doute, à s’asseoir un moment sur ce rocher qui n’est, en lui-même, qu’un émoi de gros cailloux sans conséquence. La vue embrasse, de là, un haut plateau en cirque sur la rive gauche de la Cure. Près du village du Vieux-Dun se trouvait, d’après Chemin faisant, un oppidum. Lacarrière relate qu’il a cherché en vain, dans ce village « si peu gaulois », un café, mais qu’en pénétrant, un peu plus au sud, dans le hameau de Mézauguichard, il y découvrit une « buvette » (ce mot lui plaît), La Petite Halte. Il ne trouva, à l’intérieur, que trois ou quatre vieillards qui parlaient de la mort. Chemin faisant n’a pas encore, sans doute, le statut de classique littéraire et pourtant j’ai eu un plaisir étrange à découvrir cette buvette perdue, parce qu’un livre en parlait. Je lis la France. Le monde est un index fautif à la bibliothèque universelle, un instrument cafouilleur de vérification chipoteuse.

Renaud Camus, « jeudi 24 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 63.

David Farreny, 30 juil. 2005
indifférence

Selon la Sœur suprême, la jalousie, le désir et l’appétit de procréation ont la même origine, qui est la souffrance d’être. C’est la souffrance d’être qui nous fait rechercher l’autre, comme un palliatif ; nous devons dépasser ce stade afin d’atteindre l’état où le simple fait d’être constitue par lui-même une occasion permanente de joie : où l’intermédiation n’est plus qu’un jeu, librement poursuivi, non constitutif d’être. Nous devons atteindre en un mot à la liberté d’indifférence, condition de possibilité de la sérénité parfaite.

Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, p. 376.

Élisabeth Mazeron, 9 nov. 2005
compter

Le réel — le tenu pour réel, qui serait réel même pour un chien — manque en ce moment, continue à manquer par vagues.

Le mur sans sa nature de mur, c’est incroyablement éprouvant. Homme ou animal, on doit pouvoir compter sur les solides.

Henri Michaux, « Déplacements, dégagements », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1353.

David Farreny, 7 août 2006
sortir

Je voudrais. Je voudrais quoi que ce soit, mais vite. Je voudrais m’en aller. Je voudrais être débarrassé de tout cela. Je voudrais repartir à zéro. Je voudrais en sortir. Pas sortir par une sortie. Je voudrais un sortir multiple, en éventail. Un sortir qui ne cesse pas, un sortir idéal qui soit tel que, sorti, je recommence aussitôt à sortir.

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 630.

David Farreny, 12 mars 2008
État

Rien à faire : la rixe intérieure fait trop de bruit. L’un des camps croit-il avoir pris le dessus, il célèbre en fanfare sa très courte victoire, et vous voici soumis à des agitations bien plus sévères encore, par les applaudissements qu’il se donne, et par les résolutions politiques d’urgence qu’elle lui dicte ; lesquelles, à peine vous y êtes-vous rangé de plus ou moins bon gré, sont annulées par un non moins illusoire succès de l’adverse camarilla. Le mieux serait sans doute de se taire, et d’attendre. Mais vous ne savez vous y résoudre. Il vous faut bien maintenir coûte que coûte, dans ce chaos, la fiction de votre autorité, si dérisoire qu’elle semble à tous. Oh ! Vous avez coupé, par force, les liens avec le monde, l’étranger, les éventuels alliés et les ennemis de toujours. Il ne manquerait plus qu’une extension du conflit hors de vos étroites frontières, avec protecteurs plus ou moins désintéressés, pour chacune des brigues locales ! Plus de relations extérieures, du moins de votre fait. Mais vous voulez, tout de même, continuer d’administrer votre petit État, tout ravagé qu’il est par les tirs de mortier continuels du souvenir et de l’espoir, de la vindicte et de la rage ; ou du moins faire semblant. Et c’est de votre part une avalanche de textes, de proclamations, de décrets, qui n’obéissent à d’autre exigence que de noircir les affichettes officielles, sur les grilles du palais en ruine et sous les arcades de votre naine capitale : car cette encre jamais ne se mélange à la suite des jours, ces phrases sont sans liens avec la réalité des événements et des choses, ces paroles du crieur public sont déjà perdues à son premier roulement de tambour ; en rien ne se commettent-elles avec l’air ni le cri, l’événement ni la pluie, la chambre, les visages, les façades, le pas.

Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., pp. 52-53.

Élisabeth Mazeron, 7 fév. 2009
extra-souple

Essayer de voir comme démodée cette phrase même : « Essayer de tout voir comme démodé. »

Phrase invertébrée, lâche, extra-souple, avec son départ très moderne, très démodé, sur un infinitif qu’on pourrait nommer « suggestif », ou « invitatif », et aussi « collectif », qui n’est franchement ni un ordre, ni un souhait, ni un conseil, et qui s’adresse, infinitivement vague, à tout le monde, à personne, et reste en même temps ouvert et fermé et nous entraîne, comme les portes tournantes des hôtels et des grands magasins, — un infinitif analogue au substantif non précédé de l’article (Commutateurs) et qui se trouve chez la plupart des auteurs de ce temps.

Mais, à le considérer attentivement, c’est aussi un départ, une mise en marche, sans heurt et sans à-coup, qui ne manque pas de grâce, d’une grâce durable : départ infinitif, sans limites temporelles ni appuis personnels, nuée qui passe et se dissout dans la lumière intérieure, parole en l’air, semence errante et transportée.

Mais la phrase qui a été pensée et construite sur lui est encore incomplète : il y avait deux points, et non pas un point final, après « démodé et périmé ». Il convient à présent de la reprendre et de la terminer :

Essayer de tout voir comme démodé et périmé est d’abord une souffrance, mais ensuite un réconfort, pour l’esprit.

Valery Larbaud, « Aux couleurs de Rome », Œuvres, Gallimard, p. 1052.

David Farreny, 19 nov. 2010
axiome

La plongée dans La Ballade du café triste me rappelle un peu ces débuts d’histoire d’amour qui, quoique tout à fait banals, n’en gardent pas moins leur impact sidérant quand on les vit : premier regard échangé, intuition d’une attirance, énigme d’une reconnaissance muette. Il s’est passé exactement ça avec McCullers, notamment grâce à ce petit axiome qu’elle théorise dans le roman (et que j’attribuais jusqu’alors à Gainsbourg) : en amour, « il y a celui qui aime et celui qui est aimé, et ce sont deux univers différents ». The lover versus the beloved. Nous serons nombreux à tenter fébrilement, tout une vie durant, de contredire cette vérité pourtant maintes fois éprouvée.

Arnaud Cathrine, Nos vies romancées, Stock, p. 23.

Cécile Carret, 4 oct. 2011
pointe

À dix-huit, dix-neuf ans, l’espace d’une seconde, Musil aperçoit sa mère nue. Ça lui reste. Il nous reste ainsi des fentes d’existence, longues à mourir, à vivre, c’est la même chose, que nous portons, dont nous portons le négatif en nous, sans le savoir, puis, grâce à une répétition — mais sans aucun rapport avec la vision initiale, sinon de rappel —, nous voilà comme en écho direct avec ce qu’on ne savait pas avoir vu à ce point.

Georges Perros, « Notes de résistance », Papiers collés (3), Gallimard, p. 174.

David Farreny, 27 mars 2012
pourtant

Il m’avait accompagné à la gare et donné en cachette, aussi furtivement que s’il se sentait observé, un billet de banque. Je n’avais pu montrer toute la gratitude que j’éprouvais pourtant, et maintenant encore, imaginant cet homme de l’autre côté de la frontière, je ne voyais qu’une verrue sur un front blême.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 16.

Cécile Carret, 3 août 2013
dénuement

Je n’étais pas trop accoutumé à marcher sur de longues distances, et je me suis aperçu que ce n’était pas si terrible, en tout cas au début, avec de bonnes chaussures, or j’avais de bonnes chaussures. Je m’échauffais, et, n’eût été le bruit des roulettes sur le bitume, qui était un peu comme la musique de fond de ma progression vers nulle part, je me serais senti presque bien. J’ai failli abandonner la valise dans un fossé et je me suis ravisé. Avec une sorte d’amertume, j’ai noté que je ne renonçais pas à toute prévoyance et que ce n’était sans doute pas bon signe. J’avais, selon toute apparence, encore un problème avec le dénuement.

Christian Oster, La vie automatique, L'Olivier, p. 11.

David Farreny, 22 mars 2024

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