ombre

La texture de l’Espace n’est pas celle du Temps et le type anormal bigarré à quatre dimensions qu’ont élevé les relativistes est un quadrupède dont on aurait remplacé une patte par l’ombre d’une patte.

Vladimir Nabokov, Ada ou l’ardeur, Fayard, p. 640.

David Farreny, 22 mars 2002
fonds

Est-ce moi, tous ces visages ? Sont-ce d’autres ? De quels fonds venus ?

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 320.

David Farreny, 13 avr. 2002
dire

Nous n’aurons pas connu la terre. Encore une saison de passée. Ce que j’en ai vécu, je serais incapable de le dire.

Renaud Camus, L’épuisant désir de ces choses, P.O.L., p. 115.

David Farreny, 11 fév. 2006
réserve

Il n’y a pas grand-chose à faire. Je propose mes services à qui en veut. Justement, le service d’ordre manque de bras. Je me présente aux barrières, où l’on contrôle les vignettes. Il y a là quatre ou cinq gars, très peuple, et comme chaque fois qu’il me faut agir à la base, c’est en passant outre la réserve instinctive que m’inspirent la dégaine, le ton, les plaisanteries des camarades. C’est au nom d’une certaine morale, tout abstraite, que je les ai rejoints, à vingt ans, et il m’en coûte toujours autant de composer avec la réalité humaine qui en est porteuse. […] Deux, au moins, des gars sont de ces gens au commerce desquels je préférerais, comme Stendhal l’avoue dans son journal, la solitude du cachot, épais, au physique et au moral, hâbleurs, amis de la grasse blague et des Kronenbourg. Les autres, des métallos, ont cette allure entière, ouvrière, dans l’action et l’expression, l’affirmation de soi, à quoi s’oppose ma retenue de petit-bourgeois. Le public est à l’avenant, très populaire. Frappé du nombre et de la force des marques et stigmates corporels, mutilations et handicaps, déformations, tatouages, colifichets, maquillage. Les femmes arborent de prodigieux embonpoints, des fards agressifs, les hommes de fortes moustaches, et parlent haut. Je me surprends à adopter, malgré moi, une posture d’observation et non de participation. Tout, hormis de vastes et vagues idéaux de justice sociale, tout me sépare d’eux.

Pierre Bergounioux, « samedi 11 juin 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 213-214.

David Farreny, 14 mars 2006
procès

Toute conscience, Husserl l’a montré, est conscience de quelque chose. Cela signifie qu’il n’est pas de conscience qui ne soit position d’un objet transcendant, ou, si l’on préfère, que la conscience n’a pas de « contenu ». Il faut renoncer à ces « données » neutres qui pourraient, selon le système de références choisi, se constituer en « monde » ou en « psychique ». Une table n’est pas dans la conscience, même à titre de représentation. Une table est dans l’espace, à côté de la fenêtre, etc. L’existence de la table, en effet, est un centre d’opacité pour la conscience ; il faudrait un procès infini pour inventorier le contenu total d’une chose. Introduire cette opacité dans la conscience, ce serait renvoyer à l’infini l’inventaire qu’elle peut dresser d’elle-même, faire de la conscience une chose et refuser le cogito. La première démarche d’une philosophie doit donc être pour expulser les choses de la conscience et pour rétablir le vrai rapport de celle-ci avec le monde, à savoir que la conscience est conscience positionnelle du monde. Toute conscience est positionnelle en ce qu’elle se transcende pour atteindre un objet, et elle s’épuise dans cette position même.

Jean-Paul Sartre, « Le cogito “préréflexif” et l’être du “percipere” », L’être et le néant, Gallimard, pp. 17-18.

David Farreny, 11 oct. 2008
juxtaposition

« Un chien porte déjà en soi un destin individuel et une représentation du monde, mais son drame a quelque chose d’indifférencié, il n’est ni historique ni véritablement narratif, et je crois que j’en ai à peu près fini avec le monde comme narration — le monde des romans et des films, le monde de la musique aussi. Je ne m’intéresse plus qu’au monde comme juxtaposition — celui de la poésie, de la peinture. Vous prenez un peu plus de pot-au-feu ? »

Jed déclina l’offre. Houellebecq sortit du réfrigérateur un saint-nectaire et un époisses, coupa des tranches de pain, déboucha une nouvelle bouteille de chablis.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, pp. 258-259.

David Farreny, 16 sept. 2010
confettis

Adorer un seul Dieu, ne servir qu’un seul Prince. Or l’amour de la culture aussi est un monothéisme. À l’école, on appelait cet Universel la culture « générale ». Et l’on apprenait que le passage du polythéisme au monothéisme avait été décisif. La loi du Père contre la pullulation des idoles.

Que dire alors du chemin inverse ? Atomisée, pulvérisée, « éclatée », « explosée », la culture ne cesse de retomber en cotillons et confettis. On dit désormais « culture » pour dire la petite religion du local, le triomphe de la proximité, le goût du particulier, le denier du culte, le chatouillis idiosyncrasique, le jargon de la secte, le verlan des banlieues, l’habitus domestique, la manie du quidam, la dévotion du gri-gri, la prière aux lares, l’islamo-bouddhisme en dix leçons, le port du pantalon effrangé, l’araignée dans le plafond, l’exotisme culinaire, l’apprentissage des patois disparus, le double anneau dans le nez, les sports de l’extrême, l’exhibition de l’unicum anatomique, la fièvre obsidionale, Proust en trois cents mots, le règlement d’entreprise, le grillon du foyer, la lecture pour illettrés, le musée pour aveugles, le vu à la télé, le Campus pour tous et le voyage aux îles…

Au nom de l’Autre, mais non d’autrui, la culture de proximité, non du prochain, avec son tutoiement obligatoire, soumet chacun, non sans hargne, à la singularité linguistique, à la particularité ethnique, à l’entomologie vestimentaire, à la tératologie physiologique, à l’idiotisme psychologique, à la marginalité comportementale, au vocabulaire inouï, aux syntaxes extravagantes, aux décibels d’enfer. À chacun sa culture, donc, collages saugrenus de débris, de vestiges, de fonds de pot ou de tiroir, mœurs de flibustiers pullulant autour d’un naufrage.

Jean Clair, « La culture du ministère », Journal atrabilaire, Gallimard, pp. 72-73.

David Farreny, 21 mars 2011
dans

Attends, a-t-il dit, il faut que je te montre la maison, et, même si je n’avais pas très envie d’une visite guidée, je me suis senti bien dans sa phrase.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 101.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
attention

Il résiste. Regarde ailleurs.

Par la fenêtre.

Elle aussi.

Il voit s’en aller ce qu’elle voit venir.

Elle voit commencer ce qu’il voit finir.

Ça ne l’avance guère.

Il sent qu’il commence à penser. Il faut faire quelque chose. Quoi ? Je ne sais pas. Si. Regarder à droite, mais attention, en prenant le soin de bien fermer les yeux quand tu passeras devant elle.

Il essaie. Tout se passe bien. Il est passé. Il regarde à droite.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 55.

Cécile Carret, 4 mars 2012
petitesse

Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les hommes ; et dans l’éloignement d’où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse. Loué, exalté, et porté jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu’il a, posséder tout celui qu’on peut avoir, et qu’il n’aura jamais […].

Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 211.

Guillaume Colnot, 27 fév. 2013
litanie

Les jours du 11 novembre, à Cour-Cheverny, tous les écoliers faisaient le tour du village à pied derrière les maîtresses et les maîtres et les anciens combattants et la fanfare. Il pleuvait tout le temps comme un mauvais miracle.

Le monument aux morts, avec la stèle et la litanie des noms, était collé à l’école, si bien que pour qu’il y ait un parcours, on s’en éloignait pour revenir ensuite.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 23.

Cécile Carret, 22 sept. 2013
forme

L’enfer moderne, c’est une femme qui vit seule et qui, le soir, se regarde nue devant la glace. Déprimée comme d’habitude, terriblement stressée, épuisée, elle n’arrête pas de se répéter qu’elle ne doit pas penser comme ça et qu’elle est super

Autre scène d’autosatisfaction contemporaine. Les gens innombrables maintenant qui se disent en pleine forme, en super-forme. Sans aucune raison objective. Disserter sur l’espèce majoritaire de ceux qui n’ont aucun motif de se sentir en forme ou pas en forme, plus en forme ou moins en forme que la semaine dernière. Avec leur vie, devant et derrière eux, totalement nulle. Pas obligatoirement pathétique. Sans nécessité.

Philippe Muray, « 5 décembre 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 523.

David Farreny, 23 août 2015

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