La difficulté de commettre le suicide réside en ceci : c’est un acte d’ambition que l’on ne peut commettre que lorsqu’on a dépassé toute ambition.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 102.
Vaisseaux des ports, steamers à l’ancre, j’ai compris
Le cri plaintif de vos sirènes dans les rades.
Sur votre proue et dans mes yeux il est écrit
Que l’ennui restera notre vieux camarade.
Vous le porterez loin sous de plus beaux soleils
Et vous le bercerez de l’équateur au pôle.
Il sera près de moi, toujours. Dès mon réveil,
Je sentirai peser sa main sur mon épaule.
Jean de La Ville de Mirmont, L’horizon chimérique, La Table Ronde, p. 22.
La vie n’est pas une chose à dire, elle est à faire, à aimer, à agir, à subir, à mordre ! Mais la dire… seul un esprit déficient, de complexion languide, se complaît en telle ineptie.
Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 112.
Enfin, est-ce nous qui créons la forme ou est-ce elle qui nous crée ? Nous avons l’impression de construire. Illusion : nous sommes en même temps construits par notre construction. Ce que vous avez écrit vous dicte la suite, l’œuvre ne naît pas de vous, vous vouliez écrire une chose et vous en avez écrit une autre tout à fait différente. Les parties ont un penchant pour le tout, chacune d’elles vise le tout en cachette, tend à s’arrondir, cherche des compléments, désire un ensemble à son image et à sa ressemblance. Dans l’océan déchaîné des phénomènes, notre esprit isole une partie, par exemple une oreille ou un pied, et dès le début de l’œuvre cette oreille ou ce pied vient sous notre plume et nous ne pouvons plus nous en débarrasser, nous continuons en fonction de cette partie, c’est elle qui nous dicte les autres éléments. Nous nous enroulons autour d’une partie comme le lierre autour du chêne, notre début appelle la fin et la fin le début, le milieu se créant comme il peut entre les deux. L’impossibilité absolue de créer la totalité caractérise l’âme humaine. Pourquoi donc commencer par telle ou telle partie qui nous est née sans nous ressembler, comme si mille étalons fougueux avaient visité la mère de notre enfant ? Ah, c’est seulement pour préserver les apparences de notre paternité que nous devons de toutes nos forces nous rendre semblables à notre œuvre puisqu’elle ne veut pas se rendre semblable à nous.
Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 107.
Route d’Ordu
Vingtième heure de conduite
C’est mon tour de dormir. Dormir dans la voiture, dormir, rêver sa vie, le rêve changeant de cours et de couleur à chaque cahot, menant rapidement l’histoire à son terme lorsqu’un cassis plus profond vous ébranle, ou un changement soudain dans le régime du moteur, ou enfin le silence qui déferle quand le conducteur a coupé le contact pour se reposer lui aussi. On presse sa tête meurtrie contre la vitre, on voit dans les brumes de l’aube un talus, des bosquets, un gué où une bergère en babouches, un rameau de noisetier à la main, fait passer un troupeau de buffles dont l’haleine chaude, sentant fort, vous réveille cette fois tout à fait ; et on ne perd rien à débarquer dans cette réalité-là.
La bergère approche prudemment sa tête de la vitre, prête à s’enfuir. Elle a douze ou treize ans, un fichu rouge sur la tête et une pièce d’argent suspendue au cou. Ces deux morts mal rasés l’intriguent énormément.
Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 103.
Dans le bloc rocheux noir de l’immeuble voisin, la porte-fenêtre éclairée du balcon du rez-de-chaussée était ouverte ; on y tournedisquait sans relâche ; des filles tapaient des pieds et braillaient des scies, secouaient des boucles teintes et réapplaudissaient des plantes des pieds : filons, et vite ! (Venu sur le trottoir un cycliste fonça aussitôt sur moi, comme si ma place était vide et que je n’existais déjà plus sur cette terre !)
Arno Schmidt, « Jours bizarres », Histoires, Tristram, p. 114.
Malgré ce risque, ils procédaient de la même façon, allaient parmi les tristes, approfondissaient leur connaissance du désespoir, savaient peu à peu discerner le chagrin passager de la peine établie, la brouille du divorce, l’amer du quitté, la larme des pleurs, délaissaient les statues et traînaient dans les cafés, les jardins publics et les musées de peintres mineurs.
Le métro.
Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 169.
Juste à ce moment-là, un sifflement fusa, puis un autre encore. On avait l’impression qu’ils naissaient très très loin, puis qu’ils fondaient sur nous comme une locomotive emballée : la terre trembla, un instant les travées de béton du plafond vibrèrent comme si elles étaient en caoutchouc, et enfin ce furent deux explosions, suivies d’une pluie de gravats et, en nous, ce délicieux relâchement qui succède au spasme. Valerio s’était traîné dans un coin et, le visage enfoui dans son coude comme pour se protéger d’une gifle, priait à voix basse.
À nouveau, un sifflement monstrueux jaillit. Les nouvelles générations occidentales ne connaissent pas ces sifflements si caractéristiques : ils n’étaient certainement pas fortuits, il faut que quelqu’un les ait voulus ainsi, pour donner aux bombes une voix qui exprime toute leur soif et leur menace. Je me laissai rouler au bas des sacs, contre le mur : ce fut l’explosion, toute proche, presque physique, puis le souffle puissant de déplacement d’air.
Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 11.
16. Choses que l’on méprise
Une maison dont la façade est au nord.
Une personne dont les gens connaissent la trop grande bonté.
Un vieillard trop âgé.
Une femme frivole.
Un mur de terre écroulé.
Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 52.
C’est ainsi que mon foyer devint à cette époque le déplacement, l’attente aux stations et aux gares – le voyage. Les quatre-vingt-dix kilomètres quotidiens ou, avec les parcours à pied, les trois heures d’aller-retour entre le village et la ville formaient un espace de temps qui simultanément constituait, eu égard aux circonstances, mon espace vital. Cela me permettait chaque fois de respirer, d’être enfin à nouveau au milieu de ces personnes pour la plupart inconnues, dont aucune n’avait plus besoin d’être rangée par moi dans une catégorie et qui ne me classaient moi-même dans aucune. Pour le temps du voyage nous n’étions ni riches ni pauvres, ni bons ni mauvais, ni allemands ni slovènes, tout au plus jeunes et vieux – et le soir, lors des retours, j’avais l’impression qu’entre nous l’âge même ne comptait plus. Mais alors qu’étions-nous ? Dans le train sans classes, de simples « voyageurs » ou « passagers », et dans l’autocar – c’était encore plus beau – des « hôtes de voyage », comme dit l’allemand.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 54.
Par ce brouillard je dois te parler. Toutes les Buttes-Chaumont meurent, toutes les rues avoisinantes, les escaliers, les impasses… Ô ténèbre, ô maisons ! ce qui fut notre sang.
Dans mes songes tu es victime.
Le chevreuil était tombé à genoux. Il tremblait excessivement. À la racine de son cœur la flèche écarlate buvait. Je criai : pardon, pardon ! Je prononçai en sanglotant le nom si doux de l’animal. Il tourna vers moi ses gros yeux, où je crus lire plus de pitié pour mes remords que d’horreur pour sa propre torture. Il mourut. Quel silence !
Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 43.
Pour que la Russie s’accommodât d’un régime libéral, il faudrait qu’elle s’affaiblît considérablement, que sa vigueur s’exténuât ; mieux : qu’elle perdît son caractère spécifique et se dénationalisât en profondeur. Comment y réussirait-elle, avec ses ressources intérieures inentamées, et ses mille ans d’autocratie ? À supposer qu’elle y arrivât par un bond, elle se disloquerait sur-le-champ. Plus d’une nation, pour se conserver et pour s’épanouir, a besoin d’une certaine dose de terreur.
Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, p. 451.