Était-ce bien lui ? Je fus frappé et aussitôt comme repoussé par l’enflure rouge de ses joues, éclatante… il semblait déjà avoir éclaté de partout à cause de cette enflure, qui avait fini par lui faire des membres disproportionnés, par épanouir sa chair de tous les côtés à la fois, de sorte que son corps odieusement florissant ressemblait à un volcan de viande jaillissante… et dans ses bottes de cavalier il étalait des pattes apocalyptiques, tandis que ses yeux semblaient nous contempler du fond de cette graisse comme à travers une petite lucarne. Mais il se collait à moi et me serrait dans ses bras. Il chuchota timidement :
— J’ai enflé… saloperie… Et d’où ça vient, cette graisse ? De tout, sans doute, de tout.
Witold Gombrowicz, La pornographie, Gallimard, p. 26.
Ainsi, à l’insuffisante clarté d’une lampe d’un modèle ancien, découpant un grêle cône de lumière au sein d’une masse d’ombre de plus en plus compacte au fur et à mesure que l’heure tourne, ainsi m’appuyais-je la lecture de l’œuvre inachevée du général Bonnal : trois volumes in-quarto publiés à la veille de la Première Guerre mondiale et consacrés à La Vie militaire du maréchal Ney, duc d’Elchingen, prince de la Moskova.
Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 14.
Il y a contradiction dans toute existence ; mais le désordre ne la résout pas — et l’ordre, en tout cas, la respecte.
Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 11.
Je n’ai pas de nom. Je m’appelle Personne.
Les riches ont l’or,
mes maigres mains creusent le rio.
Mes maigres mains creusent un sillon de mort.
J’ai enterré tant d’enfants que ma mémoire
est une encre sauvage.
Je n’ai plus de mains. Je n’ai plus d’âge.
J’ai la sagesse des grands arbres brisés par les Américains.
Je suis un Peau-Rouge. Jamais je ne marcherai
dans une file indienne.
J’ai très mal au cœur, au sexe, aux entrailles.
Je prie. Je suis Sioux.
Je prie. Je crois à la revanche.
Je suis celui qu’on ne peut pas tuer au cœur de la bataille.
André Laude, « Je m’appelle Personne », poèmes posthumes publiés par la revue « Points de fuite », 1995.
La pédagogie a tellement infecté l’humanité que les nihilistes eux-mêmes ne peuvent pas vaincre leurs instincts didactiques. Jusqu’aux suicidaires qui veulent nous apprendre quelque chose, n’est-ce pas ?
Emil Cioran, « Personne n’existe », Solitude et destin, Gallimard, p. 408.
Tous ces jeunes gens ont un grand désir de s’instruire, de se cultiver, si possible en brûlant les étapes grâce à un aîné complaisant. Mais on ne peut pas brûler les étapes, les aînés sont généralement désabusés, ils n’ont pas de réponses aux questions posées, qu’ils n’ont jamais résolues et qu’ils ne se posent plus ; de toute façon ils ont cessé de croire à un rapport bien étroit et bien fixe entre questions et réponses ; et les questions ne leur parlent que du questionneur…
Renaud Camus, « vendredi 7 mai 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 246.
Les passoires à lait étaient restées là aussi, la vieille gaze pendant en bouquets sales sur un fil usé. Et la confiture de groseilles à maquereaux qui sentait le xérès, ratatinée dans le verre avec la moustache de moisi. Ma mère faisait toujours plus de confiture que nous ne pouvions en manger. Nous préparions de la gelée de pommes sauvages, coupions ces fruits aigres en quartiers et les réduisions en bouillie, cœurs et pépins compris. Versions le liquide grumeleux dans une vieille taie d’oreiller, un coin noué à chaque pied d’un tabouret retourné. Ploc, ploc, ploc, égouttage toute la nuit dans la bassine à confiture.
Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 87.
Albert Moindre au long de sa vie morne et végétative songea même souvent à en finir et fût passé à l’acte plusieurs fois – au vrai, une seule aurait suffi – s’il n’avait dû pour cela mobiliser les forces qui lui manquaient justement et qu’il eût employées plutôt à courir, sauter, danser, si elles lui étaient revenues par miracle pour l’occasion.
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 128.
Non, ce n’était pas la liberté que je voulais. Une simple issue ; à droite, à gauche, où que ce fût ; je n’avais pas d’autre exigence, même si l’issue devait être elle-même duperie ; mon exigence était petite, la duperie ne serait pas plus grande qu’elle. Avancer, avancer ! Surtout ne pas rester sur place, les bras levés, collé contre une paroi de caisse.
Franz Kafka, « Communication à une académie », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 514.
Même le diariste le plus présomptueux en vient à douter de l’intérêt que représentent ces pages envahies par le désarroi des sentiments, par l’absurdité quotidienne, par l’effort, presque toujours vain, de retenir une existence qui va à vau-l’eau. Lorsque le jeune Boswell demande à l’illustre Samuel Johnson s’il valait vraiment la peine de noter dans ses carnets de si « petites » choses, ce dernier lui répondit avec superbe : « Dès lors qu’il est question de l’homme, rien n’est jamais trop petit. » Ce pourrait être le premier commandement du diariste, le second étant : « Nulla dies sine linea », une façon comme une autre de dresser une barrière entre le néant et soi, en s’enfermant dans un cercle qui rétrécit d’année en année, jusqu’à la réclusion totale.
Roland Jaccard, « Les idoles du néant », La tentation nihiliste, P.U.F., pp. 116-117.
Après toutes ces années passées en tête-à-tête avec le Moi, on ne peut plus le voir en peinture. On aimerait le fuir aussi loin que possible. Peut-être dans les Vosges ? Peut-être à Saint-Dié ? Ça doit être pas mal, Saint-Dié ? Ou peut-être Remiremont ?
Olivier Pivert, « La possibilité des Vosges », Encyclopédie du Rien. 🔗