ligne

On peut se lasser de poursuivre l’impossible étreinte des idées, comme d’autres désespèrent d’atteindre l’impossible accord des âmes. On peut douter de tout sauf des mots, dont on a besoin pour douter ; ils n’ont peut-être aucun pouvoir définitif, mais un admirable éblouissement de surface dont un cœur simple a le droit de s’enchanter. Un beau texte est comme une eau marine ; sa couleur vient du reflet de son fond sur sa surface, et c’est là qu’il faut se promener, et non dans le ciel ou dans les abîmes ; il faut bien admettre que les idées sont toujours plus haut ou plus bas que la ligne des mots, et cette térébrante oscillation est source de détresse ; mais la ligne des mots est belle.

Roland Barthes, « Réflexion sur le style de L’étranger », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 75.

David Farreny, 31 oct. 2004
classique

C’est le samedi que la décrue s’amorça. On revint au quaternaire tardif. Aux moussons succéda un hiver frisquet, classique. La rivière regagna son lit cloisonné de quais obliques, sanglé de ponts.

Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, p. 19.

David Farreny, 24 nov. 2005
niveau

L’aspect de Philadelphie est monotone. En général, ce qui manque aux cités protestantes des États-Unis, ce sont les grandes œuvres de l’architecture : la Réformation jeune d’âge, qui ne sacrifie point à l’imagination, a rarement élevé ces dômes, ces nefs aériennes, ces tours jumelles dont l’antique religion catholique a couronné l’Europe. Aucun monument, à Philadelphie, à New York, à Boston, ne pyramide au-dessus de la masse des murs et des toits : l’œil est attristé de ce niveau.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 236.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
gésines

Le peuple français a jeté bas l’édifice de la féodalité, proclamé à la face de l’univers l’égalité des hommes, répandu par toute l’Europe, baïonnette au canon, le nouvel évangile tandis que, sans bruit, une nouvelle classe, la bourgeoisie, jetait les fondations du capitalisme. Lorsqu’on considère les traces restées de ces jours tumultueux, c’est leur froideur qui étonne. Une nation soulevée d’un enthousiasme politique sans exemple ni précédent, lorsqu’elle trouve le temps d’écrire, de peindre, de bâtir, cultive un style froidement compassé. Ce sont Les ruines de Volney, la prose funèbre de Chateaubriand, les Romains académiques de David, l’architecture néo-classique où les nouveaux maîtres se plaisent à vivre, comme si le spectre de la société de cour, son vieil apparat continuait de hanter les esprits, et de là, l’espace en proie aux noires gésines de l’industrie moderne.

Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 24.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2008
été

L’été n’avait pas volé sa rime avec éternité, quand j’avais cinq ans, dix ans, quinze ans encore. Aujourd’hui c’est avec rapidité, fragilité, rapacité, férocité qu’il consonne de plus en plus étroitement. Nous n’aurons pas vu les îles grecques, nous n’aurons pas vu les Hébrides, nous n’aurons pas contemplé les plus tardifs couchers de soleil de l’année face aux Summer Isles ; nous n’aurons pas fait le tour de la Baltique comme nous nous sommes un moment amusés à en caresser le projet. Nous ne dînerons pas sur les tables sans nappe et de bois sombre de quelque White Hart ou Devonshire Arms, au profond de la campagne anglaise. Nous n’aurons pas d’entretiens avec des canards auprès de petits étangs bordés d’ajoncs en tentant de nous approcher de Hardwick Hall après l’heure de la fermeture. Notre été ne sera pas triste, notre été ne sera pas laid, notre été ne sera pas malheureux, mais je crains qu’il ne soit fini avant d’avoir commencé, et que nous ne le trouvions peu de chose, si nous n’y prenons pas garde.

Ce matin la pluie était délicieuse, à travers les fenêtres ouvertes.

Renaud Camus, « lundi 1er août 2005 », Le royaume de Sobrarbe. Journal 2005, Fayard, p. 405.

David Farreny, 20 janv. 2009
tirer

J’ai un tas d’idées pour mon travail et en continuant la figure très assidûment, je trouverai possiblement du neuf.

Mais que veux-tu, parfois, je me sens trop faible contre les circonstances données, et il faudrait être et plus sage et plus riche et plus jeune pour vaincre.

Heureusement pour moi, je ne tiens plus aucunement à une victoire, et dans la peinture, je ne cherche que le moyen de me tirer de la vie.

Vincent van Gogh, « Arles, août 1888 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 400.

David Farreny, 2 juil. 2009
dents

Tu restes toujours là à portée de ma main sur ton visage — qui avance à la rencontre de mon regard, de ma peau du souffle, attente de cette rencontre-là, tangage et coups rapides dans mon sang. Isolement dans l’espace de mon visage, qui me précède vers toi. Dans l’air suspension — visage qui s’approche, possible là sans limite. Tout l’obscur remonte à tes lèvres, vient affleurer au bord des dents, marées montantes qui me soulèvent entre des masses glissantes. Impuissance, ou mollesse, ou dureté trop grande pour évacuer tes éclosions profondes. Durée infinie dans cette approche avant de t’inscrire dans mon visage. Jamais plus cette densité-là, plus tard, ce contenu immense de brouillard. Confusion tragique perdue.

Danielle Collobert, « Dire I », Œuvres (1), P.O.L., p. 189.

Bilitis Farreny, 2 août 2010
félicité

La phrase de Chateaubriand : « Je serai heureux d’être parti avant qu’une telle félicité ne soit advenue » (l’égalité des temps futurs), nous nous la répétons, Hélène et moi, tous les jours.

Paul Morand, « 10 juin 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 72.

David Farreny, 7 août 2010
mauvaise

Chez les hommes, il y a trop peu d’enfance, de créativité, d’authenticité, d’absurdité même ; par contre il y a beaucoup trop de masculinité, de maturité : ils sont plus blets que mûrs. Ils ont l’haleine chargée, ils ont trop bu, trop fumé, c’est l’éternité mauvaise, la soirée a perdu son sens, ça fait longtemps qu’ils auraient dû rentrer chez eux ; mais les hommes restent à table, torse nu, et ils mangent, froide, une patte de poule, on dirait une main humaine : telle est souvent l’image de notre convivialité.

Maxime Ossipov, Ma province, Verdier, p. 38.

David Farreny, 2 juin 2011
drame

Et c’est la Mer qui vint à nous sur les degrés de pierre du drame :

Avec ses Princes, ses Régents, ses Messagers vêtus d’emphase et de métal, ses grands Acteurs aux yeux crevés et ses Prophètes à la chaîne, ses Magiciennes trépignant sur leurs socques de bois, la bouche pleine de caillots noirs, et ses tributs de Vierges cheminant dans les labours de l’hymne,

Avec ses Pâtres, ses Pirates et ses Nourrices d’enfants-rois, ses vieux Nomades en exil et ses Princesses d’élégie, ses grandes Veuves silencieuses sous des cendres illustres, ses grands Usurpateurs de trônes et Fondateurs de colonies lointaines, ses Prébendiers et ses Marchands, ses grands Concessionnaires des provinces d’étain, et ses grands Sages voyageurs à dos de buffles de rizières,

Avec tout son cheptel de monstres et d’humains, ah ! tout son croît de fables immortelles, nouant à ses ruées d’esclaves et d’ilotes ses grands Bâtards divins et ses grandes filles d’Étalons — une foule en hâte se levant aux travées de l’Histoire et se portant en masse vers l’arène, dans le premier frisson du soir au parfum de fucus,

Récitation en marche vers l’Auteur et vers la bouche peinte de son masque.

Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 265.

Guillaume Colnot, 3 avr. 2013
fillette

Et voilà l’horreur de notre condition : la moitié de l’humanité restera à jamais ignorante de l’état de fillette (c’est tourner le dos au paysage, c’est mâcher les feuilles de l’ananas, c’est ouvrir ses sens sous la terre), et l’autre moitié ne sait s’y accrocher durablement, s’y établir. Aussi bien et en tout état de cause, n’avons-nous rien de mieux à faire de notre vie que concevoir et enfanter des fillettes ; à défaut de pouvoir en être, pour les uns, le rester pour les autres, il n’y a d’autre justification, d’autre mérite, d’autre sens à trouver – tout le reste, misères et balivernes, perte de temps, foutaises.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 107.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
galets

Bien résolu à mourir, j’ai lesté mes poches de galets et je me suis jeté à l’eau. Mais j’ai ricoché à la surface, ricoché, ricoché — je ricoche encore.

Éric Chevillard, « lundi 29 avril 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 4 mai 2024

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