fonds

Est-ce moi, tous ces visages ? Sont-ce d’autres ? De quels fonds venus ?

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 320.

David Farreny, 13 avr. 2002
boire

Après les circonstances que je viens de rappeler, ce qui a sans nul doute marqué ma vie entière, ce fut l’habitude de boire, acquise vite. Les vins, les alcools et les bières ; les moments où certains d’entre eux s’imposaient et les moments où ils revenaient, ont tracé le cours principal et les méandres des journées, des semaines, des années. Deux ou trois autres passions, que je dirai, ont tenu à peu près continuellement une grande place dans ma vie. Mais celle-là a été la plus constante et la plus présente. Dans le petit nombre des choses qui m’ont plu, et que j’ai su bien faire, ce qu’assurément j’ai su faire le mieux, c’est boire. Quoiqu’ayant beaucoup lu, j’ai bu davantage. J’ai écrit beaucoup moins que la plupart des gens qui écrivent ; mais j’ai bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boivent.

Guy Debord, Panégyrique, Gallimard, p. 41.

Guillaume Colnot, 18 juil. 2002
illusion

Le soir avait pris possession de la cuisine, noyé les angles, dénaturé les choses familières au point qu’elles restaient insolites, étrangères, même lorsque je m’efforçais de reconstituer l’apparence qu’elles auraient eue si ce n’avait pas été la nuit, s’il ne s’était pas fait ce silence inquiet qui prélude à la dispersion. Ceux qui restaient encore, dans la grande salle, devaient percevoir comme la sournoise indifférence des choses auxquelles on demande, et de qui l’on reçoit ou croit recevoir un peu de la constance, de la patience qu’on leur voit face au temps. Comme si ce que nous appelions la maison rose, l’évidence immémoriale de la chair et du temps, le secret berceau de la création nous trahissait tous, dénonçait dans l’ombre l’illusion que c’était de croire que nous étions au monde.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 100.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
vie

Pour moi, une vie heureuse est un bien, sans doute, mais seulement parce qu’elle est heureuse, non parce que c’est la vie.

Giacomo Leopardi, « Dialogue d’un physicien et d’un métaphysicien », Petites œuvres morales, Allia, p. 72.

David Farreny, 9 nov. 2005
pyrotechniques

Il est d’ailleurs très bien ce bus, pour autant qu’on ne se laisse pas prendre à la somnolence affectée des tire-laine professionnels qui sont de tous les trajets. Tandis que les rivages célébrés par Thomas Cook vous absorbent, votre montre s’évanouit, votre portefeuille se volatilise, le contenu de votre gousset se transforme en fumée et parfois soi-même on s’envole car depuis quelques semaines ces jouets explosifs font fureur. Les bonzes les dissimulent dans leur robe jaune à grands plis, les déposent à l’hypocrite dans le filet à bagages et descendent à l’arrêt suivant, l’air confit en méditations, juste avant l’apothéose.

Lorsqu’on arrive avec le bus suivant sur le lieu d’une de ces fêtes pyrotechniques, il faut voir alors les valises aux tons d’ice-cream et les parapluies à bec semés à la ronde, parfois même accrochés aux palmiers, les grands peignes à chignon soufflés bien loin des têtes qui n’en auront plus l’usage, et les blessés en sarong carmin, violet, cinabre, merveilleuses couleurs pour descente de croix, alignés au bord de la route étincelante de verre pilé où deux flics les comptent et les recomptent en roulant des prunelles. Au milieu de la chaussée, une paire de lunettes rondes à monture de fer est cabrée, les branches en l’air, l’air mécontent, grand insecte irascible et fragile à la recherche d’un nez envolé le Diable sait où.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 50-51.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
consoler

Les chagrins nous restent parce qu’on se souvient. Ceux que nous avons été, jour après jour, confient leur grief à celui qui les continue. Ils croient que le discernement, la volonté ou, simplement, les moyens dont ils sont dépourvus, lui les possédera et qu’il reviendra sur ses pas pour consoler ses hypostases lointaines. Le psychologue Zeigarnik suggère que c’est de ce qui n’a pas trouvé sa résolution que nous nous souvenons. Le reste s’est consumé dans un présent pur.

Pierre Bergounioux, « Visitation », « Théodore Balmoral » n° 58, automne-hiver 2008, p. 40.

David Farreny, 10 nov. 2009
aboutissement

L’histoire est un long chemin broussailleux qui mène jusqu’à nous. L’homme des droits de l’homme se regarde, émerveillé, comme l’aboutissement de l’homme. Et il le fait savoir. Fier, à s’en tambouriner la poitrine, d’avoir vaincu le principe hiérarchique, imbu de sa ferveur antidiscriminatoire, ivre de sa tolérance aux différences, il instruit le procès pour intolérance de toutes les formes de vie et de pensée qui diffèrent des siennes. Sûr que rien d’humain ne lui est étranger, et qu’il est seul dans ce cas, il devient étranger à tout ce qui est humain.

Alain Finkielkraut, « Un présent qui se préfère », L’imparfait du présent, Gallimard, pp. 121-122.

David Farreny, 25 janv. 2010
garder

Deux notes du Livre de mon bord, de Pierre Reverdy :

« C’est un tour de force incroyable de garder au bout de sa plume, après les détours qu’elle doit faire, la saveur de la sensation. »

« Les sensations sont le combustible du néant. Inutile de les noter, de les embaumer. Elles ne ressuscitent, avec leur sève et leur parfum, que lorsqu’elles ressurgissent on ne sait plus d’où, quand on les avait oubliées – qu’elles sont retordues, transformées, adaptées au moment précis où elles doivent être libérées. Non plus pour être exprimées elles-mêmes, mais pour exprimer. »

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 61.

Cécile Carret, 4 mars 2010
quiétude

Le délice de ces matinées : le soleil, la maison, les roses, le silence, la musique, le café, la quiétude insexuelle, la vacance des agressions.

Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil.

David Farreny, 27 mars 2010
chant

Une seule fois jusque-là s’était produit quelque chose de comparable, à l’internat justement, lorsqu’un jour, convaincu lui-même de ne pas savoir chanter, il y fut invité par le professeur, se leva gorge nouée, prit sa respiration et, au milieu de la classe plongée dans sa torpeur habituelle, tira du plus profond de lui-même un chant étrange et délicat qui fit d’abord éclater de rire les auditeurs, puis leur fit détourner les regards comme dans une bizarre circonspection, un chant, pensait-il, qui devait être enfoui au fond de lui depuis toujours.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 171.

Cécile Carret, 21 sept. 2013
île

Seul comme Franz Kafka ? Seul comme Philippe Muray ?

Seul comme ? Seul comme ce qui n’a pas de comme.

Sens du soupir de Kafka…

J’ai été seul, et ma solitude je vous l’ai rendue inoubliable.

Solitude la plus basse, la plus noire, la moins romantique, pittoresque, littéraire qui soit. Solitude sexuelle. Tous les sexes ensemble d’un côté et moi de l’autre côté. Ma solitude repose sur leur mime sexuel commis en commun.

Même sur une île déserte, j’aurais toute l’île déserte contre moi.

Philippe Muray, « 6 février 1983 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 243.

David Farreny, 27 mai 2015
intersection

Tous deux mentent allègrement ; à l’intersection de ce qu’ils ne se disent pas sur leurs désirs incompatibles, l’enfant paraît.

Philippe Muray, « 24 février 1990 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 299.

David Farreny, 29 fév. 2024

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