virtualités

Aujourd’hui la vie fait très mal derrière l’omoplate gauche. Un grand abattement passe au rouleau d’essorage les bouts de guenilles de mes virtualités. Il en sort un jus pas assez noir pour écrire avec.

Des cris aigus d’enfants mêlés à des coups de burin font un environnement sonore propre à se médicamenter. Un petit drapeau délavé, déchiqueté, bat faiblement dans une zone désertée par l’activité cellulaire.

Mon sexe veut bien tout. Il est comme l’eau. Il épouse toutes les formes dans un coma dépassé. De midi jusqu’au soir : procession d’heures sordides, évoluant à très basse altitude.

Jean-Pierre Georges, « Abattement », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 21.

David Farreny, 31 mars 2008
avaries

C’est le trait terrible dans le vieillissement : il vous donne bientôt la gaîté de cœur qui permet d’accepter comme allant de soi des retranchements sur les sens et sur le cœur, considérés auparavant comme de monstrueuses avaries.

Pierre Drieu La Rochelle, « Récit secret », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 12.

David Farreny, 5 juil. 2009
devenues

Deuxième jour aux Hayes. Cerisiers du Japon en fleur blanchissent sous le soleil vertical, doublent leur effet rose au couchant, comme les pigeons-paons devenus des flamants. Azalées du Japon en fleur. Premiers lilas, fin des forsythias. Les arbres mutilés par la hache repartent par leurs branches les plus fines. Oseille en pleine force. Fin des magnolias. Les rosiers sont rouges, avant d’être verts ; ils commencent leur vie par l’automne. Les vieux buis reverdissent ; on déshabille les lauriers-sauce de leur plastique. On pique les chatons de deux mois contre le typhus des chats. Fin des narcisses. Les lavandes sont devenues des buissons.

Paul Morand, « 2 mai 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 509.

David Farreny, 2 sept. 2010
momifier

L’expression est d’Albert Cohen, qui, dans Belle du Seigneur, pousse jusqu’à son terme la logique d’un amour « chimiquement pur ». Ses héros, Ariane et Solal, connaissent le même destin que des rêveurs qui voudraient ne faire que rêver. Après s’être enfuis ensemble, croyant prolonger l’éblouissement des débuts, ils se vouent à un tête-à-tête perpétuel. Ils ne parviennent qu’à momifier leur passion, en une lente descente aux enfers. Enfermés dans leur chambre d’hôtel, ils ne sont plus que des amants, jour et nuit ; ils renoncent à toutes leurs autres dimensions. Confite en clichés romantiques à la manière d’une Bovary des années trente – les points communs entre les deux héroïnes sont nombreux –, Ariane, qui a d’abord cru que c’était la vie dont elle rêvait, se met vite à étouffer, mais refuse de se l’avouer. Solal, au contraire, suit lucidement la progression de l’« avitaminose » ou du « scorbut » qui ronge leur amour. Il en constate les dégâts sur elle, sa « folle et géniale » d’autrefois : « Cette vie en vase clos l’abêtissait. » Dans le « noble marais » où ils dépérissent, à l’écart du flot de la vie, il envie désespérément ceux du dehors : « Oh, être un facteur et lui raconter sa tournée ! Oh, être un gendarme et lui raconter un passage à tabac ! » On assiste alors à de troublantes interférences entre les registres de l’intimité et de la sociabilité. Une nuit, du simple fait qu’elle a été invitée à une partie de tennis pour le lendemain par une autre pensionnaire de l’hôtel, Ariane redevient dans les bras de Solal aussi passionnée qu’au début de leur histoire. Et lui, un après-midi, en la rejoignant dans la chambre où elle l’attend (« entrée du paon, se dit-il »), en vient à penser : « Allons, au travail. » Chassé par la porte, l’animus est revenu par la fenêtre.

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 40.

Cécile Carret, 1er mai 2012
singularité

La règle d’or : si le petit rien que tu possèdes n’a, en lui-même, rien de particulier, au moins dis-le avec un zeste de singularité.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 264.

David Farreny, 13 janv. 2015
jardin

À part un joli jardin, tout est inférieur à nos rêves.

Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite (2), p. 163.

David Farreny, 27 mai 2015
religiosité

Religiosité contemporaine monstrueuse. Pourquoi ? Parce que plus personne, à moins d’être fou à lier, ne croit plus à la résurrection des corps ou à la vie éternelle. L’ennui, c’est que ce soit la seule croyance qui ait disparu. Tout le reste est intact, toute la religion est intacte. Or, c’était la seule croyance qui, parce qu’elle était réellement folle, justifiait la folie religieuse.

Philippe Muray, « 13 janvier 1991 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 409.

David Farreny, 23 fév. 2024
garanties

Que je me laisse dériver avec la même insouciance que si j’effectuais une croisière, cela déboussole l’opinion commune comme les doctrinaires. Rien ne leur semble plus impie que ce doute d’indifférence que j’affiche à l’égard du sens. La religion n’est pas tant de donner foi à tel ou tel dogme, qu’éprouver le besoin d’en trouver un, insubmersible. J’ignore ce besoin. Je dois avoir le pied marin. D’instinct je sais que les églises, les partis ou les avant-gardes, accueillant quantités de passagers à leur bord, présentent, sans en avoir le luxe, autant de garanties que le Titanic.

Frédéric Schiffter, « 38 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024
compagnie

Jour après jour, week-end après week-end, j’enviais secrètement l’aptitude de mes amis à s’amuser ensemble et les méprisais pour ne pas envier mon inaptitude à m’amuser avec eux. Je m’en voulais surtout de mon impuissance à planter là leur ennuyeuse compagnie, effrayé encore et toujours de penser qu’ayant été de trop, je ne manquerais à personne. Mais je sentais venir la rupture.

Frédéric Schiffter, « Je chute, donc je pense », Pensées d'un philosophe sous Prozac, Milan.

David Farreny, 12 mai 2024

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